GENÈSE D’UN ENGAGEMENT

L’autre mur, Chapitre 1

MA JEUNESSE

Lorsque j’étais plus jeune, je n’étais pas très politisée ni très engagée, et jusqu’à récemment, je n’étais guère passionnée par l’idée de faire de la politique, faute d’une offre me correspondant. Pas militante pour un sou, je faisais partie de ces jeunes que la politique laisse assez froid. A l’époque j’ai une vision caricaturale de la gauche et la droite. La gauche, dans mon esprit, c’est alors le social, l’attention au plus fragile alors que la droite c’est le capital et l’enrichissement personnel. J’endosse la vision familiale et même si les partis ne me font pas vibrer, je suis de gauche. Bien plus tard, après des années de travail à la mairie de Lille, je vais forger progressivement ma culture politique qui est bien plus nuancée que ma vision de jeunesse. 

De cette époque, je retiens toutefois que j’admirais la sincérité des convictions, la pureté de l’engagement. Travailler près de quelqu’un comme Pierre Mauroy à mes débuts, n’a pas été étranger à mon respect des idéaux.J’ai aussi gardé un attachement viscéral au social, lié à mon vécu, et à mon éducation. 

Mes parents, soixante-huitards, étaient engagés pour l’intérêt général. Ma mère était professeur de français et mon père chercheur en agronomie à l’INRA. Tous deux passionnés par les sujets de société, sur lesquels ils s’engueulaient parfois, ils m’ont transmis leur esprit de curiosité. Aînée de leurs trois filles, j’ai eu une jeunesse heureuse, celle d’un enfant de la classe moyenne, qui n’a manqué de rien, mais loin du bling bling. Mes parents étaient souvent à découvert et il fallait faire attention à la nourriture, à ne pas gaspiller. Les vacances n’étaient pas très dépaysantes mais joyeuses. J’ai passé une partie de mon enfance à Clermont-Ferrand, avant que nous nous installions à Lille, mais ma famille était du Nord. Mes parents nous ont inculqué, à mes deux sœurs et moi, les valeurs du respect et du partage. Le cœur à gauche donc, dans sa définition de l’époque, mes parents étaient attachés à la solidarité. Ils ont recueilli une enfant victime de maltraitance, qui avait été placée à la Ddass et elle est devenue ma troisième sœur. Mes parents ont divorcé lorsque j’avais 25 ans, j’ai donc connu un foyer uni. Je suis toujours proche de ma mère. Mon père, qui habitait alors en Estonie, m’a appelée un jour pour m’annoncer qu’il souffrait d’un cancer du poumon très avancé. Malgré la distance qu’il avait installée depuis des années avec nous, ce jour-là est apparu comme une évidence : mon mari, avec qui j’avais fondé un foyer à Lille, a immédiatement proposé qu’il vienne habiter chez nous pendant son traitement.  Il est revenu à Lille et a habité avec nous en toute proximité, nous avons vécu à ses côtés ses moments de douleur et de fragilité, et ainsi eu la chance de partager une complicité qui ne nous était pas habituelle. Mon père est décédé en 2010, à l’âge de 61 ans. Très jeune, cela résonnait pour nous, car mon mari avait perdu le sien à l’âge de 46 ans et je n’ai jamais eu l’occasion de le connaître, même si on m’en parle assez souvent à Lille, tellement c’était une personnalité connue et charismatique, impliquée dans les réseaux Lillois. J’ai de beaux souvenirs de ces mois que mon père a passés chez moi, avec mon mari, ma famille. Il n’avait pas forcément un caractère facile, et pouvait être très colérique, mais il avait des valeurs fortes et une grande humanité. 

Cette humanité, je la trouvais aussi chez ma mère qui était professeur de Français agrégée, au Lycée Saint Jean-Baptiste de La Salle dans le quartier de Vauban à Lille. Elle se consacrait pleinement à ses élèves, accompagnait ceux qui étaient en difficulté, et s’investissait dans les associations. La réflexion, l’analyse, la pédagogie… J’avais une mère intelligente, simple et cultivée. La bienveillance est une seconde nature chez elle. Si mes parents m’ont transmis leur ouverture d’esprit, leur éducation, leur curiosité culturelle, leur intérêt pour les lettres comme les sciences, je n’ai pas de souvenir très fort de discussions politiques. Je crois que ces sujets s’invitaient très rarement autour de la table familiale. 

Les élections, pour moi, étaient, comme on dit, un devoir civique. La bataille pour le droit de vote universel, en particulier le droit de vote des femmes, avait marqué mon esprit. Le paysage politique me laissait relativement indifférente, à l’exception de l’ascension déjà irrésistible du Front National. J’avais 24 ans lorsque Jean-Marie Le Pen s’est qualifié pour le second tour des Présidentielles de 2002, un choc. Je fais partie d’une génération qui a toujours connu un Front National puissant. C’était en soi une raison suffisante pour aller voter. J’ai voté à gauche, par réflexe familial. Le parti communiste, fondu dans le programme commun, était déclinant. L’extrême gauche, elle, était invariablement incarnée par Arlette Laguiller, dont les idées paraissaient alors quasiment pittoresques. 

Voter à gauche pour moi, à l’époque, c’était voter PS. Malgré de premières désillusions collectives, ce parti, au gré des cohabitations, proposait une alternative réaliste au libéralisme. Je mentirais en disant que j’étais une farouche adversaire du libéralisme. J’étais toujours été attachée à la liberté d’entreprendre, mais j’ai toujours eu aussi une préoccupation forte de justice sociale. Mes convictions se sont forgées autour de l’idée de méritocratie, de l’égalité des chances. Entreprendre, oui. Mais avec les mêmes chances. L’égalité des chances est un principe qui m’est particulièrement cher. Nous devons garantir que chaque personne ait la possibilité de réaliser son plein potentiel, indépendamment de son milieu social ou de ses circonstances de naissance. C’est en offrant des opportunités égales à tous que nous pourrons véritablement progresser en tant que société.

Je n’ai jamais honni la réussite, au contraire. À condition qu’elle soit accessible à tous. Plus de 20 plus tard, lorsque je me suis présentée aux municipales, cette obsession de justice ne m’avait pas quittée. Je ne la situe ni à gauche, ni à droite, c’est un idéal affranchi des étiquettes. Il se situe au-dessus des partis et j’ai constaté que la gauche en parlait mieux qu’elle ne la pratiquait. La méritocratie, hélas, reste un défi à gauche, comme à droite. J’allais constater plus tard que les « grands » partis français ne favorisaient guère l’émergence de talents et que les nouveaux venus pouvaient y végéter longtemps. 

Quand j’étais au collège, puis au lycée, je ne rêvais pas un instant de faire de la politique. Surnommée « Zora la rousse », le nom d’une série populaire, à cause de ma couleur de cheveux, j’ai souvent été victime de moqueries, voire de harcèlement. J’étais Zora, cette fille farouche, et je n’avais qu’un rêve, devenir danseuse, à Paris. L’hostilité m’a poussée très tôt à me défendre. J’avais pourtant dû pratiquer le rugby pendant un an en CM1, grâce à notre prof passionné Monsieur Daubas à l’École Michelet à Lille. Midinette, fan de Francis Cabrel, j’avais inventé une revue avec ma meilleure amie de collège qui s’appelait Nathalie. Dans ce « magazine » sur nos goûts musicaux, objets d’articles que nous tapions à la machine, nous collions des photos pour rendre le produit attractif. Nous essayions de le vendre au collège, sans grand succès. Si dans la série, Zora la rousse est belle et farouche, on se bouchait parfois le nez quand on me voyait dans la cour de récré. J’étais rousse, donc je sentais mauvais, et ce surnom m’exaspérait. Mon premier combat politique a sans doute été celui-là : me battre contre les préjugés et ce que je vivais comme une vraie discrimination. Les cours de récré sont souvent le premier terrain de combat. Malgré ces moqueries à répétition, qui m’inclinent encore aujourd’hui à me sentir proche des vilains canards, j’ai été studieuse. Première de la classe, un appareil dentaire, rangée, pas très branchée, j’étais une cible toute désignée. J’en ai souffert, forcément, mais je me suis défendue. Et je trouvais du réconfort chaque midi chez mes grands-parents, Denise et Marcel, qui n’habitaient pas très loin, rue Barthélémy Delespaul, une rue proche de l’endroit où j’aurais ma première permanence électorale, 30 ans plus tard. 

Le lycée a été l’occasion de m’émanciper. Je voulais casser cette image de première de la classe et, comme les autres, séduire les garçons. La vilaine Zora était devenue un joli papillon. Je plaisais enfin, et comme pour la plupart de mes amies, je rêvais de romances. C’est l’heure des premiers amours. Des premières peines de cœur. Au lycée, c’est plus que jamais la danse qui me passionne. Être danseuse, ce serait le graal, mais encouragée par mes parents, j’envisage un plan B. J’aime la littérature mais j’ai un faible pour les maths et la physique. Mon père me pousse à fond pour que je brille en maths, et il ne rigole pas avec ça. L’histoire ne me passionne pas, je réussis le Bac C, mention très bien et j’enchaîne “maths sup”, suis admise en “maths spé”, puis décide de me réorienter. Je rêve de passer des auditions à Paris, pour réaliser mon rêve d’être danseuse étoile, mais c’est un luxe. Pas un rêve inaccessible mais je suis issue d’un milieu où on doit aussi se préparer à une carrière « sérieuse ». Je conjugue ma passion pour la danse et le sport avec un Deug B, puis une licence de biochimie. A un cours de fitness, je rencontre l’homme de ma vie, Olivier, qui deviendra mon mari. Olivier, Olivier Spillebout, il est à cette époque, éducateur sportif, mais c’est surtout à Lille le patron de 4 clubs de gym “à la mode”, Cobra Club, Salle des Champs Elysées, La Salle, et surtout Panatta Gym à Fives où s’entraînent tous les compétiteurs Lillois. J’ai 19 ans et voilà une belle histoire d’amour qui commence avec le sport, la danse, le fitness, et qui dure jusqu’à ce jour. Moi je suis à l’Université, en biochimie, à mille lieues de la politique. Je passe un diplôme d’Ingénieur-Maître en santé publique à la fac de médecine, mais je cherche toujours ma voie. Je m’oriente ensuite vers un DESS en management des entreprises à l’IAE de Lille. Je décroche un stage dans un cabinet de conseil parisien Sanesco puis un poste à temps plein dans l’audit de la qualité des soins pour les hôpitaux. Sagement, je décroche mes diplômes et je travaille. 

Même si je réussis mes études, le parcours est chaotique car au fond, j’ignore quelle est ma vocation. Je fais de l’audit plus particulièrement dans les hôpitaux psychiatriques. Durant mes études supérieures, je me suis fait un tas d’amis, certains le sont toujours aujourd’hui. Quelques-uns étaient engagés, moi pas. Les études en santé m’intéressent, mais sans passion. J’apprends, j’observe, et je rêve toujours, de travailler dans la danse, le sport. Sans oser franchir le pas, même si je donne alors des cours de danse dans pas mal d’endroits. C’est une rencontre qui va mener vers le monde politique. Alors que j’étais consultante junior pour un cabinet de conseil, je fais la connaissance de Jean de Kervasdoué, ancien directeur des hôpitaux de France de 1981 à 1986. C’est un expert des politiques de santé publique, très critique du système. Après avoir quitté la fonction publique, à la fin des années 1980, il fonde Sanesco, son cabinet de conseil et plaide pour la décentralisation du système de santé, prône l’autonomie des établissements hospitaliers. A ses côtés, j’ai beaucoup appris sur la santé publique, son économie mais aussi la gestion de crise, la gestion de la qualité et les normes ISO. 

La semaine, je suis à Boulogne-Billancourt et le week-end à Lille. Je ne garde pas de cette période un souvenir très heureux car contrairement aux années Fac, je suis seule. J’aime ce travail et Paris mais la vie parisienne, seule le soir, est morne. Je ne vois mon mari que le week-end, et après ce premier boulot, je veux travailler à Lille. En 1997, une copine avec qui je fais de la gym à Lille me fait part d’un poste de chargée de mission qui s’ouvre à la mairie de Lille, alors dirigée par Pierre Mauroy. Je postule et le nom Jean Kervasdoué sur mon CV est un beau laisser-passer. Il connaît Pierre Mauroy, je suis embauchée. 

LA GRANDE AVENTURE

Je ne fais donc pas mon entrée à la mairie motivée par l’idéologie, mais j’y découvre l’exercice de la politique par de grands serviteurs de sa cause. Je repense à l’honneur que j’ai eu de commencer aux côtés de Pierre Mauroy, une véritable personnalité nationale, ancien Premier Ministre, initiateur de la 5ème semaine de congés payés et des grandes lois sociales. Maire de Lille, Président de la Communauté Urbaine de Lille, qui peut mieux symboliser la noblesse et la grandeur en politique que cet homme respectueux, calme, et visionnaire. J’y rentre à l’époque, grâce au tuyau d’une amie de la gym, et je postule car je souhaite décrocher un job à Lille, près de mon mari. La mission me motive, c’est un beau poste mais c’est quasiment par hasard que je rejoins le monde politique. Je ne suis pas une militante, pas une jeune surdouée de la politique, ni un de ces jeunes loups qui incarnent la relève. Mais je respecte l’institution, je respecte profondément Pierre Mauroy, j’ai de la considération pour son engagement politique, et de la fierté à servir dans son cabinet. Je suis honorée de travailler pour une collectivité publique. Pour mes parents, c’est une fierté. C’est un poste qui a du sens, dans une municipalité dont le programme est proche de leurs idées. Une municipalité qui à l’époque, même si tout est loin d’être parfait, a une âme. Mais la crise est là, bien ancrée, le chômage dépasse les 13% et le PS local est déjà en déclin. Le FN a réalisé un gros score et l’abstention progresse. Davantage que des signaux faibles, même si les taux de participation demeurent élevés. En 1995, Pierre Mauroy a été élu pour un 4ème mandat, après avoir été mis en ballotage au premier tour, où il a culminé à 40% des suffrages. Menacé par une valeur montante de la droite, Alex Turk, il a bénéficié de ce que les observateurs appellent l’effet Aubry, deuxième sur la liste. De joker, elle est devenue l’héritière de l’ex-Premier ministre. J’arrive alors qu’une ère prend fin. Martine Aubry, même si elle est parachutée et que Pierre Mauroy lui offre la ville sur un plateau, incarne alors l’espoir de la gauche locale. Elle est crainte et respectée. Selon un article de Libération du 29 mai 1995, Martine Aubry a séduit « l’électorat centriste et démocrate-chrétien typique de la sociologie lilloise (…) avec sa fondation, elle plaît aux entrepreneurs susceptibles d’investir dans les grands projets du maire. Enfin et surtout, elle a permis à Pierre Mauroy de reprendre pied dans les quartiers en difficulté. Depuis neuf mois, celle qui espère être bientôt considérée comme une «lilloise d’adoption» a sillonné les cités populaires pour «renouer le contact» avec les jeunes. L’ex-ministre du Travail a démarché les associations pour «mettre la ville en mouvement». Et, avec l’aide de l’incontournable Pierre de Saintignon, conseiller municipal responsable du plan lillois d’insertion (PLI), elle a lancé un second PLI pour «réinsérer 3.000 RMIstes et chômeurs de longue durée». 

En 1997, lorsque je débute en mairie, Martine Aubry, ex-Ministre du travail de 1991 à 1993, est nommée ministre de l’Emploi et des solidarités. S’il prépare déjà sa succession, l’homme fort de la mairie est alors Pierre Mauroy. J’avais 27 ans lorsque j’ai rejoint son cabinet. J’ai le souvenir d’une ambiance vraiment festive, joyeuse. Je travaille alors avec Bernard Masset, directeur de cabinet, qui sait orchestrer le travail en équipe, avec entrain et bienveillance. Il est entouré quasiment exclusivement d’hommes. Ils sont tous expérimentés mais ne me prennent pas de haut. Ils m’intègrent naturellement à leur équipe. Autres temps, autres mœurs, c’était une époque où il y a encore à midi un long repas de travail au restaurant. Nous revenons à 16H au bureau pour plancher jusqu’à très tard le soir. L’ambiance est familiale. L’équipe de Bernard Masset est passionnée, investie. Elle a une haute opinion de la notion de service public. 

J’apprends énormément, je travaille énormément, dans une atmosphère toujours bon enfant. Nous faisions régulièrement un apéro dans le bureau de Bernard Masset et les collègues sont très sympas avec la jeune femme encore inexpérimentée que je suis. J’apprends, grâce à eux, mon métier et bientôt je n’ignore rien des rouages du cabinet du maire. C’est une grosse «machine», où il faut être polyvalent, réactif. Et bon camarade. La réussite dépend de cette alchimie entre les membres de l’équipe. J’ai été marquée par Jérôme Hesse, directeur de la communication, qui était la plume de Pierre Mauroy. Il est rigoureux, convivial. Je suis restée en contact avec ce grand monsieur. Autre figure du cabinet : Richard Kucinska, le chef du protocole de Pierre Mauroy. C’est lui qui m’a accueillie. Soucieux de transmettre, il m’a ensuite beaucoup accompagnée quand j’ai repris son poste en travaillant avec Martine Aubry, alors nouvelle maire élue en 2001. Richard Kucinska, c’était quelqu’un de très important dans tous les réseaux lillois et il a eu à cœur de m’aider à déchiffrer ce microcosme. Ses conseils ont été précieux.

J’ai aussi un très bon souvenir de Serge Etchebarne, directeur adjoint de cabinet, passionné d’art, qui est aujourd’hui galeriste à Paris. Ces «seniors» toujours respectueux, ont été en quelque sorte mes parrains. Je me suis investie corps et âme dans ma mission pour faire progressivement partie intégrante du cabinet, grâce à eux. Je dénonce la vieille politique des coups tordus et des magouilles, qui abîme la démocratie. Mais j’ai eu aussi la chance de connaître à Lille cette politique à l’ancienne fondée sur le respect, la solidarité. Il y a eu forcément des frictions, des coups de gueule. Mais à l’image d’une équipe de rugby, le cabinet était soudé. L’ambiance était virile mais fair play, ses membres étaient d’infatigables bosseurs, et une attention était portée aux «3èmes mi-temps» pour entretenir la convivialité. Ce fut une belle aventure professionnelle et humaine. Des vraies coulisses, je n’ai pas connu grand-chose. J’avais à peine trente ans et je n’étais pas associée à d’éventuels conciliabules qui auraient détérioré mon image de la politique. Je ne dis pas que la mairie avait toujours des méthodes irréprochables mais ce que j’ai connu moi, c’est la noblesse de l’engagement public. J’étais entourée de gens érudits, talentueux, qui ne comptaient pas leurs heures. 

Dans cette équipe, il y avait une femme, Véronique Davidt, qui était adjointe au maire, déléguée au tourisme et au patrimoine. C’est elle, véritable bourreau de travail, qui m’a tout appris sur le métier de membre de cabinet et son enseignement me sert encore énormément aujourd’hui : rédiger les courriers, gérer les vœux d’une personnalité, gérer les événements, penser toute la préparation des dossiers politiques… Elle m’a prise sous son aile et m’a formée. Aujourd’hui, j’ai à mon tour le souci de transmettre à mes collaborateurs débutants. C’est un devoir. Il n’est pas juste altruiste, c’est un exercice valorisant et salutaire. Parfois une cure de jouvence. La transmission permet de jauger son expérience, de porter un regard rétrospectif sur son parcours. On s’améliore en transmettant, on réévalue ses habitudes, on met à jour son savoir. La transmission oblige à sortir d’un fonctionnement « mécanique », à se poser des questions, à revenir à certains fondamentaux. C’est une chance de revivre sa propre période d’apprentissage dans le rôle du mentor cette fois. C’est un enseignement à double sens, on apprend à donner. Je plains ceux qui gardent jalousement leur savoir-faire et leurs secrets de fabrication, car la transmission est l’un des rôles les plus épanouissants du travail. Lorsque je forme quelqu’un, je repense à Véronique Davidt, à son aide inestimable. C’était l’occasion aussi pour elle de léguer son savoir. D’en mesurer l’étendue. Elle était la femme de confiance de Pierre Mauroy, et c’est avec elle que je l’ai approché la première fois. D’abord intimidée à l’idée de rencontrer cette figure mythique, maire et quasi-père de Lille, ancien Premier Ministre à la carrure imposante, j’ai été frappée par sa simplicité, sa chaleur. Poli, galant, il était chaleureux, sans être familier. Il avait ce recul, cette retenue permanente, une pudeur naturelle qui ne l’empêchait jamais d’être courtois. Jamais cassant, malgré sa stature, il dégageait cette dimension à part, cette aura, propre aux grands personnages d’Etat. Bref, il en imposait. Quand je rentrais dans son bureau pour lui apporter un parapheur ou pour discuter avec lui d’un courrier à signer, c’était à chaque fois un moment impressionnant, presque solennel. Je le revois dans son grand bureau tout en bois assez sombre, orné d’un mobilier des années 30, une image marquante, un peu irréelle. Gentleman, il dégageait une autorité naturelle un peu surannée, et ne versait jamais dans le mépris. Mon rôle était essentiellement administratif et nous n’avons pas vraiment eu l’occasion de discourir longuement sur la politique. Il n’était pas du genre à confier ses états d’âme mais lui s’enquérait de savoir comment j’allais, si les choses se passaient bien. J’ai retenu de ces quelques rencontres et de nos brefs échanges, son art d’exercer le pouvoir avec humanité. Par mimétisme peut-être, la plupart de ceux qui l’entouraient avaient cette même précaution.

CHEF DE CAB

J’ai réellement rencontré Martine Aubry en 2001, lorsqu’elle a succédé à Pierre Mauroy. Je l’avais croisée auparavant, car Adjointe à l’économie, on la voyait parfois dans les couloirs. J’avais aussi travaillé sur les dossiers municipaux liés au tourisme, avec Véronique Davidt et Hervé Barré, directeur général adjoint à l’économie et au tourisme, principal bras droit de Martine Aubry. J’avais vu rapidement cette dernière à cette occasion.  Ministre du gouvernement Jospin, elle était souvent à Paris et je la voyais davantage à la télévision qu’en vrai. Jusqu’à ce qu’elle quitte le gouvernement pour se concentrer sur la succession de Pierre Mauroy, à l’occasion des municipales de 2001. Même si je ne la connaissais pas personnellement, je ne pouvais évidemment pas ignorer qui elle était. J’avais du respect pour son parcours, pour sa stature de femme politique de premier plan dans un univers encore dominé par les hommes, pour son ascension. Ce n’est pas une autodidacte, elle est même bien née, mais la fille de Jacques Dehors, encartée au PS depuis 1974, a un indéniable talent bien à elle. Lorsque je la rencontre, elle a déjà un bilan.  

Deux fois Ministre, elle a lancé les emplois-jeunes, mis en place les 35H, créé la fondation Agir contre l’exclusion (la face), fait voter la couverture maladie universelle (CMU) et a dessiné les contours de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) pour les personnes âgées dépendantes. Quoique l’on pense de son caractère, son CV force l’admiration. Bien que parachutée à Lille, elle y est populaire. Elle a de grands projets. C’est avec cette Martine Aubry là que je vais travailler. Elle a de l’influence, des réseaux, c’est alors une opportunité pour Lille. Et malgré la réputation de dureté qui la précède, elle est aussi connue pour sa truculence. En tant que femme, je trouve son parcours inspirant. Elles ne sont pas nombreuses alors à avoir su s’imposer. Quelques années plus tôt, Edith Cresson, victime d’attaques sexistes, a été limogée de Matignon. Première femme première Ministre, elle avait alors battu le record du passage le plus court à la tête de Matignon. Record qui tient toujours. Martine Aubry s’est fait une place dans cette époque où la misogynie était courante. Le fléau n’a pas disparu, loin de là, mais dans les années 90, peu de femmes avant elle avaient occupé de grandes responsabilités. Simone Veil évidemment. Mais les exemples se comptaient sur les doigts d’une main. Martine Aubry n’était pas seulement ministre, deux ans après les « jupettes », surnom donné par les médias aux ministres femmes sans grand pouvoir du gouvernement Juppé, elle était devenue l’une des ministres les plus influentes du gouvernement Jospin. 

Même si je ne suis pas politisée lorsque je la rencontre, je respecte sa force de conviction. Et son mix entre le soutien à l’entrepreneuriat et sa vision sociale me séduit. Certains la trouvent trop proche des patrons et des entreprises ; d’autres au contraire la jugent antilibérale. Elle est donc assez inclassable. J’ai à son endroit un a priori très favorable. J’ai pris ma carte au PS, c’était d’usage. Je vais à quelques réunions de section du parti, puis je n’y mets bientôt plus les pieds. C’est trop dogmatique, je m’y ennuie, je reste encartée sans militer. Je n’ai pas été happée. 

Hervé Barré était destiné à devenir son directeur de cabinet après les municipales de 2001, qu’elle abordait en favorite. Il avait repéré mon travail et m’envisageait intégrer le cabinet du maire. Peu avant l’élection, elle prépare alors des entretiens pour constituer son équipe. On m’a proposé un entretien en tête-à-tête avec elle. Entretien forcément un peu angoissant que j’ai préparé avec Serge Etchebarne. Il me rassure. Elle est chaleureuse, familière, spontanée. Je dois être moi-même. Et franche. Il me conseille d’exiger la même reconnaissance qu’aurait un homme quel que soit le poste qui me serait proposé. Si l’entretien est fructueux, je dois demander un statut, il insiste, c’est essentiel. La place qu’on aura, ça se joue dès le début. Mentor précieux, il me pousse à m’affirmer. 

Depuis mes débuts, j’ai fait mes preuves. Je suis bosseuse, polyvalente, réactive. Je ne dois pas redouter cet entretien. Ce premier échange est assez long. Je suis à l’aise même si je suis impressionnée. Le cadre est formel, nous sommes assises dans de grands fauteuils séparés par une table basse. Elle a mon CV entre les mains et me tutoie. Elle est en effet chaleureuse et après une longue discussion sur sa vision de son rôle de maire, sur mon parcours, sur les défis qui attendent la mairie, elle me propose d’être son chef de cabinet : gérer le secrétariat particulier, la vie quotidienne du maire, l’équipe du protocole et les relations publiques. Un rôle crucial. Le chef de cabinet assure la logistique de toutes les activités du maire, à savoir le bon fonctionnement de son magistère. Sur le moment, c’est impressionnant. C’est une sacrée promotion et un témoignage de confiance. Le poste implique une vraie proximité. Et de lourdes responsabilités.  

C’est une proposition que je ne peux pas refuser. Je dis oui très vite. Et, comme l’a conseillé Serge Etchebarne, je mets une condition, je veux le titre du travail qu’elle me propose : chef de cabinet. Elle accepte. Ce conseil que m’a donné Serge, je le répète inlassablement à toutes les femmes qui veulent exercer des responsabilités. Avoir une exigence salariale et une exigence de titre, qui correspond à la réalité du travail demandé. Je leur dis, en particulier aux plus jeunes, de ne jamais accepter un simili poste ou un simili salaire. D’abord parce qu’il faut refuser mordicus d’acter cette différence d’égalité trop courante entre les femmes et les hommes. Ensuite, parce qu’on ne peut réellement exercer une fonction de façon positive et stimulante que si l’on est reconnu concrètement dans l’exercice de cette fonction. Trop souvent, des salariés, les femmes en particulier, acceptent des promotions, qui au fond ne sont qu’un surcroît de travail ou de pression, faute d’exiger le titre, le salaire qui va avec. 

Ces promotions faux-semblants finissent par décourager. Et sur un poste équivalent à celui d’un homme, il faut demander un salaire équivalent. La disparité qui existe toujours entre les salaires des hommes et ceux des femmes prouve que le combat est toujours d’actualité. Il y a 20 ans, les disparités étaient encore pires. Martine Aubry le comprend alors parfaitement. Cette première vraie rencontre est un grand moment. Un tournant dans ma carrière et un défi stimulant, après avoir servi dans les équipes de Pierre Mauroy. Il apparaissait assez naturel que l’on me propose une place dans l’équipe Aubry, après plusieurs années d’expérience et je crois, de réputation loyale et travailleuse. Je change de statut d’étage, de bureau. J’ai désormais un grand bureau pour moi, où je fume à l’époque. Je possède une voiture de fonction et plusieurs assistants. Le rythme est infernal mais le travail est passionnant. Martine Aubry appelle souvent, ou elle envoie des notes. Son agenda est blindé, elle est hyperactive. Difficile de s’ennuyer. Elle multiplie les points d’étape et les réunions préparatoires. C’est quelqu’un qui ne laisse rien au hasard.  

Ce que je peux dire de ces années au cabinet, c’est que cette expérience n’a pas été d’un bloc. Il y a eu différentes périodes entre 2001 et 2013, la première comme chef de cabinet jusqu’en 2008, puis directrice de cabinet sur la seconde. La première fut heureuse. Martine Aubry, bien plus ouverte d’esprit qu’aujourd’hui, était accessible. Exigeante certes mais elle m’a beaucoup appris. Je l’ai connue humble. Lors de notre premier entretien, elle m’a dit « tu sais, ne t’inquiète pas on va apprendre ensemble ». Elle-même n’avait jamais été maire de Lille et succéder à Pierre Mauroy était un challenge. Elle ne l’envisageait pas avec arrogance. Les premières années, Martine Aubry exigeait avant tout l’authenticité. Abordable, il n’était pas très compliqué de lui parler, de lui dire les choses. Son exigence était positive car elle m’a poussée à mieux exploiter mes capacités, à me transcender parfois. Elle ne cherchait pas à me mettre en difficulté et proposait de chercher des solutions avec moi lorsque les tâches étaient ardues. Elle n’attendait pas de moi que j’étale mes connaissances, elle ne cherchait pas à me coincer sur ma culture générale ou que je sache tout. 

J’ai beaucoup de bons souvenirs avec elle, surtout lors de son premier mandat. Je l’ai vue, sur le terrain, réellement investie par des sujets qui lui tenait à cœur, comme l’insertion des jeunes. Nous allions souvent dans les quartiers, elle y partageait du thé avec les femmes, parlait avec les habitants. Elle aimait parcourir la ville, sentir ses pulsions. Martine Aubry a eu à une époque une vision pour Lille et de l’ambition, surtout lors de son premier mandat. Elle a eu une vision sur le projet urbain et a démontré sa capacité à séduire des grands architectes. Elle a aussi maintes fois prouvé son énergie créative, lorsqu’elle a lancé le Faubourg des Modes, qui se transforma en fiasco, quand elle a rénové le centre-ville, ou encore quand elle a écrit avec Pierre de Saintignon son livre : «Un nouvel art de ville : le projet urbain de Lille». Elle avait de l’intuition, de la clairvoyance. Elle était extrêmement franche et directe. Et pouvait faire preuve de compassion. Ses projets pour les quartiers n’étaient pas cyniques. Sur place, elle se montrait concernée par le quotidien des gens et dévoilait une vraie sensibilité. Je n’oublie pas cette époque-là. 

Dans notre quotidien, elle laissait aussi une grande latitude sur certains sujets. J’avais ainsi une grande liberté d’organisation des équipes. Cette première époque fut une belle expérience. J’ai dû toutefois apprendre à m’affirmer. Si j’ai pu travailler plus de dix ans avec Martine Aubry, ce qui étonne parfois les journalistes qui m’interrogent sur elle, ou d’anciens collaborateurs maltraités qui ont déserté rapidement, c’est parce qu’elle se conduisait tout à fait courtoisement avec moi. Malgré quelques sautes d’humeur, je n’étais pas victime de ses foudres. Et jusque tard, j’étais rarement témoin de ses dérapages envers d’autres. Au fil des ans, elle est devenue de plus en plus dure et la situation n’avait plus rien de pittoresque. Pendant longtemps sa garde rapprochée qualifiait sa méchanceté grandissante de “tempérament”. Elle avait du caractère, mais aussi énormément de pression, ce qui justifiait bien quelques pots cassés. Certaines victimes de ses colères ont fini par mettre les mots sur son attitude : du harcèlement. Je n’en ai pas été victime lorsque je travaillais pour elle. Cela tient je pense à un épisode spectaculaire, qui a été, je le crois, un événement fondateur de notre relation. Lors de la galette des rois organisée à la mairie en 2002, quelques mois après ma nomination auprès d’elle, elle a été vraiment odieuse avec moi pour la première et la dernière fois. Et quand je dis odieuse, le mot est faible. Avec le recul, je ne peux que méditer sur la fameuse phrase de Maya Angelou : « Quand quelqu’un vous montre qui il est, croyez-le la première fois ». C’est sans doute au tout début de notre relation que Martine Aubry m’a montré son vrai visage. Je participe à l’organisation de la cérémonie de la galette des rois annuelle organisée avec la Fédération des boulangers et l’ensemble des boulangers et pâtissiers de Lille. La cérémonie a lieu au salon d’honneur de l’hôtel de ville, immense salle parquetée ornée de magnifiques décorations patrimoniales. Tous les élus, la presse y sont conviés et l’événement est a priori détendu. Mais Martine Aubry, comme elle le faisait habituellement avec ses collaborateurs et son entourage, s’est mise à me faire un reproche puis m’a insultée publiquement. Une violence soudaine, disproportionnée, injustifiable. Je ne me souviens plus de ce qui ne lui convenait pas dans la disposition des verres, les fleurs choisies pour les bouquets, ou la couleur de la nappe, mais elle était furieuse, injurieuse et l’humiliation était publique. Je n’avais pas encore trente ans et il n’était pas question qu’on me parle comme ça. Alors, je me suis rebellée. Choquée, j’ai quitté la salle puis j’ai refusé de revenir travailler tant qu’elle ne s’excuserait pas. 

J’ignorais tout ou presque de Martine Aubry et notamment son goût du rapport de force. Si je n’avais pas réagi, je me serais fait humilier à répétition je crois. Ou plus probablement, j’aurais vite déguerpi. J’étais véritablement bouleversée par ce comportement inacceptable et j’exigeais donc ses excuses avant de reprendre le travail. Très clairement, il n’était pas envisageable pour moi de me faire insulter. Je ne pouvais pas accepter qu’on me parle comme ça. Je n’étais pas fascinée par la politique, j’aimais mon poste mais il ne revêtait pas un réel enjeu. J’avais 30 ans, un Bac + 5, une expérience, au pire, je pouvais bosser ailleurs. Pendant plusieurs jours, alors que je restais chez moi, j’ai été contactée par Hervé Barré à qui je répétais que je ne reprendrais le travail que lorsqu’elle s’excuserait. La demande lui fût évidemment relayée avec les formes mais l’orgueil de Martine Aubry lui dictait de ne pas s’abaisser. 

Je suis revenue au travail au bout d’une semaine. Il faut dire qu’elle avait fini par s’excuser par l’intermédiaire d’Hervé Barré son directeur de Cabinet. Je n‘avais même pas d’arrêt de travail. Je voulais une discussion en tête-à-tête avec Martine Aubry pour revenir sur l’incident et fixer mes limites. Il est arrivé qu’elle me fasse des reproches, mais ils étaient justifiés. Ils étaient dits avec respect et c’est la relation normale entre un patron et son salarié. Martine Aubry m’a évitée toute cette journée et de guerre lasse, j’ai renoncé à la séance d’explication. Le message lui avait été transmis et moi j’étais déterminée à partir pour de bon si elle recommençait. Elle ne l’a pas fait, et ce pendant 15 ans. C’est parce que je me suis rebellée alors qu’elle ne s’est plus jamais permis de me maltraiter, sort qu’elle a hélas réservé à d’autres. Cet incident a été le point de départ d’une relation professionnelle apaisée, fondée sur le respect. C’est avec tristesse que j’ai réalisé bien après que Martine Aubry ne conçoit le respect que lorsqu’il lui est imposé. Beaucoup d’autres ont enduré trop longtemps jusqu’à ce qu’ils craquent. Cette valse des collaborateurs de Martine Aubry est l’un de ses tristes bilans. 

Après cette galette des rois, nous avons construit une relation de respect mutuel qui a duré des années, avant de se tendre sur la fin. J’ai fait quelques sorties avec elle, dont une soirée à l’Opéra. Mais je me suis efforcée de rester à distance car j’ai compris que cultiver la proximité avec une telle personnalité, c’était courir le risque de se brûler. J’étais sa chef de cabinet, pas son amie, et nos rapports étaient proches et sains. Je travaillais avec une personne réputée difficile mais nos rapports, eux, ne l’étaient pas. Ses esclandres me revenaient parfois mais la femme que j’avais en face de moi, avec qui je travaillais quasi quotidiennement, se comportait bien. J’imaginais qu’il suffisait de lui tenir tête et qu’au fond, elle n’était pas si terrible. C’était alors ma réalité. Je n’avais pas vu, ou pas voulu voir, le vrai visage de Martine Aubry. Et il va sans dire que c’est une femme politique qui avait d’immenses qualités et avec qui, il a été stimulant de travailler. 

L’ÉROSION 

Les dérives de la deuxième période de Martine Aubry, fragilisée une première fois par sa défaite aux législatives de 2002, ne m’ont pas concernée directement. Dans cette saison 2, elle s’est progressivement isolée, s’entourant seulement d’un cercle restreint. Elle a multiplié les accès de colère, pour des broutilles, envers certains collaborateurs : une soupe Minestrone dont les légumes n’étaient pas coupés comme il fallait, des bouquets de fleurs mal disposés, des coupes de champagne pour des invités pas assez vite remplies. C’est une perfectionniste obsessionnelle qui focalise son angoisse sur des détails. Ce niveau d’exigence-là était déplacé. Mais cette fameuse angoisse poussait, à tort, à minimiser son comportement de diva. Il fallait régulièrement passer derrière elle pour réconforter certains malmenés. 

J’allais systématiquement remercier les gens pour leur travail, lorsqu’elle les avait excessivement secoués sans raison. A intervalles réguliers, elle devenait irritable. En la voyant se comporter comme une prima donna, je me suis fait la promesse de ne jamais traiter les gens de cette manière. Ce n’était pas seulement folklorique, c’était violent. Comme elle avait aussi de grands talents, on s’habituait. La mécanique perverse de la maltraitance. Car l’orage finissait toujours par passer. On ne devrait jamais s’habituer à ça. J’étais choquée lorsqu’elle rabaissait des gens, mais dans cette bulle, je ne réalisais pas à quel point son comportement éruptif était inacceptable. Surtout, je ne voyais pas que ce comportement n’était pas qu’une affaire de détails. Il était symptomatique de sa méthode, bientôt de sa politique. Peut-être qu’inconsciemment je ne voulais admettre la réalité. Martine Aubry était un personnage fascinant qui savait susciter l’adhésion. Personnage complexe s’il en est, elle était aussi enthousiaste, drôle, maternelle parfois, et elle travaillait infatigablement, ce que tout le monde respectait. Elle ressentait aussi un besoin d’être en permanence sécurisée ce qui la rendait à la fois exaspérante et touchante. Le tyran était vulnérable. 

Il n’est pas toujours évident d’être lucide ou objectif au contact d’une personnalité si complexe. Avec moi, elle restait toujours correcte, voire amicale. Et elle acceptait encore d’entendre des remarques sur son comportement ou mes remarques sur certains dossiers. Elle valorisait énormément mon travail, ce qui me motivait. Je ne souhaitais pas la décevoir. Et lorsqu’il m’arrivait de commettre des erreurs, je m’en voulais à mort. Elle n’avait pas besoin de m’enguirlander. Pour être à la hauteur, je me collais une pression d’enfer. J’ai commis une fois une erreur que j’ai mis longtemps à me pardonner. Lorsque Jean-Paul Delevoye, alors Ministre de la fonction publique, est venu à Lille, il s’était attendu à être reçu par Martine Aubry. A chaque fois qu’il y avait des visites ministérielles, c’est moi qui m’occupais de la coordination avec la préfecture, de la préparation du circuit des événements, des entretiens, du protocole. Ce jour-là, j’ai commis un véritable impair en notant cette visite dans l’agenda de Martine Aubry un jour où elle n’était pas à Lille. L’erreur est humaine mais j’étais mortifiée. Jean-Paul Delevoye est arrivé et je suis allé chercher en urgence Pierre de Saintignon, le premier Adjoint, pour l’accueillir, lui parler de la fonction publique. J’étais en panique. Le Ministre, légitimement vexé, a d’abord pensé que c’était un camouflet volontaire. Je me suis excusée, car c’était ma faute. J’ai appelé très vite Martine Aubry pour le lui dire. Elle savait que je vérifiais toujours les dates plusieurs fois mais cette fois, j’avais manqué de vigilance. Elle était furieuse bien sûr, mais pas injurieuse. Je gardais sa confiance.

Cette relation a connu de rares crises. L’une d’elle concernait mon mari. Il avait un temps adhéré à l’UMP, quand Nicolas Sarkozy en était le patron. Mon mari soutient qui il veut, vote pour qui il veut. Il m’a épousé moi, pas la mairie ou le PS. Malheureusement cette info anecdotique est sortie dans la presse. Je comprends qu’elle ait embarrassé un peu Martine Aubry, qui aurait pu toutefois s’en contrefiche. C’est le problème des microcosmes. Des anecdotes y prennent parfois des proportions démesurées. Pour Martine Aubry, que le mari de sa chef de cabinet adhère à l’UMP n’était pas concevable. Surtout, ça se savait. J’ai alors été convoquée par Pierre de Saintignon et Hervé Barré, pour un rendez-vous avec des méthodes dignes du maccarthysme. J’étais accusée de traîtrise. 

Cet épisode est symptomatique d’un état d’esprit que j’ai vraiment réalisé plus tard. Face à ce pseudo politburo, j’étais sommée de me justifier…. Sur les positions de mon époux. Ce dernier ne fut pas, depuis ce jour, en odeur de sainteté à la municipalité. Il était un opposant, voire ennemi. Et moi j’étais sa complice puisque je n’avais rien dit. Cette adhésion datait de plus d’un an, elle ne concernait que mon mari et je ne voyais pas en quoi cela impactait la qualité de mon travail, mon dévouement professionnel. 

Ce qui aurait pu se résumer à une remarque ironique, ou la confidence d’un embarras, a escaladé le sommet du sectarisme. J’étais marié à un opposant, telle était ma faute professionnelle justifiant convocation et sermons, j’étais de fait suspecte, par mon silence, mais aussi d’avoir épousé un UMP. Au fond, étais-je bien fiable ? Une épouse pouvait-elle avoir d’autres opinions que celles de son mari ? Ce n’était pas formulé ainsi mais c’était bien le message sous-jacent. C’était me faire trop d’honneur puisque l’engagement politique de mon mari n’était pas susceptible de faire perdre une voix à Martine Aubry. Conseillère de l’ombre, j’étais connue par le microcosme mais très peu par les Lillois. Et il faut avoir bien peu de considération pour les électeurs pour imaginer qu’ils rejettent soudain Martine Aubry parce que, Ô mon dieu, le mari de sa chef de cabinet a adhéré à l’UMP. 

Cet épisode illustre la fébrilité, qui ne cessera de grandir, à la mairie. De plus en plus insécure, Martine Aubry et ses bras armés n’avaient pas assez confiance dans leur politique au début des années 2010. Au fil des ans, les acteurs locaux ont dû faire allégeance. Ne pas critiquer la maire, ne pas s’afficher avec des opposants, encore moins les soutenir… Martine Aubry dispose de leviers puissants. Ceux qui sont tentés de l’ouvrir redoutent de perdre des subventions, de se voir refuser un permis de construire, etc. Cette crainte n’est pas infondée puisque des années après avoir été questionnée sur l’adhésion de mon mari à l’UMP, c’est à la Maison de la photographie qu’il dirige qu’elle s’en est pris, opportunément ; précisément lorsque je me suis engagée en politique dans un camps adverse en 2018. Ces représailles s’inscrivent dans un vrai feuilleton.

A l’époque, en 2007, il s’agissait donc d’une carte d’adhésion à l’UMP.  J’ai été extrêmement déçue de la façon dont j’ai été traitée à ce moment-là par des gens en qui j’avais alors confiance. Je n’ai pas lâché et j’ai tenu ma ligne. Mon mari est l-i-b-r-e. Ses opinions sont sans rapport avec mon travail. Certains, à ce moment-là, ont fait pression pour que je sois purement et simplement virée. J’ai dû gérer cette histoire médiatiquement, avec le maire, mais aussi avec mes propres collaborateurs. Il me fallait me justifier. Même si j’excluais toute idée de m’excuser, le fait de me sentir suspecte, traître, taupe pourquoi pas, à cause d’un procès en sorcellerie tenu en catimini, était insupportable. L’affaire s’est tassée mais c’était un signal fort que j’ai sans doute sous-estimé alors. Cet interrogatoire était pour moi un fait déplorable mais isolé. 

J’étais particulièrement déçue par l’attitude de Pierre de Saintignon. Je ne me suis pas braquée et nos rapports sont restés cordiaux. Pour moi, il avait dérapé. Je l’ai toujours respecté, même après ce moment humiliant. Décédé en 2019, Pierre de Saintignon a été l’un des grands serviteurs de la mairie de Lille. Et malgré cet épisode choquant, nous sommes restés en contact jusqu’à sa disparition. S’il a souvent été le porte-flingue de Martine Aubry, dont il était très proche, au point qu’elle le surnommait son « frère », il s’est assuré autant que possible de pacifier les relations à l’intérieur de la municipalité mais aussi entre la mairie et les milieux économiques. 

Pierre de Saintignon, premier adjoint du maire, était le Monsieur économie de la mairie. Je crois qu’il aurait fait un grand maire de Lille s’il était encore parmi nous. Il faisait fréquemment le tampon entre Martine Aubry et les adjoints municipaux, mais aussi les commerçants, les entrepreneurs. Sa tâche n’était pas mince mais il a été un homme déterminé et combatif toute sa vie. C’est lui qui a rapproché les principaux acteurs économiques et la mairie. Ex-dirigeant de Darty, il avait un grand respect pour le monde entrepreneurial, les chefs d’entreprise et il avait une vision pour l’économie métropolitaine. C’est lui qui a créé le projet Euratechnologies, qui est encore aujourd’hui le grand centre d’innovation et d’incubation des start-ups technologiques du Grand Lille. Au début, Martine Aubry ne croyait pas du tout dans ce projet pour lequel Pierre de Saintignon s’est battu avec force et succès. 

Installé dans le quartier de Bois-blancs, ce pôle de 150.000 m2 est une vraie réussite, à la fois architecturale et entrepreneuriale, qui continue de se développer avec des campus sur l’innovation ou l’informatique. La place devant Euratechnologies a été rebaptisée à son nom après sa disparition, et j’étais présente lors de son inauguration. Ça me tenait à cœur de participer à cet hommage. J’ai apprécié l’homme, le collègue, et j’ai eu plaisir à travailler avec lui, nous entretenions une grande complicité pendant des années. Nous avons monté de nombreux projets ensemble, dont un qui me tenait particulièrement à cœur, le parrainage par des entreprises de clubs sportifs de la ville. Je me souviens de dîners épiques pour monter ces partenariats. De grands chefs d’entreprise de la région comme ceux de Chez Paul, Boulanger, Carrefour, ont accepté de soutenir financièrement ces clubs en leur achetant des vêtements de compétition, en financement des transports en bus pour les équipes hors région ou pour aider à l’insertion professionnelle de jeunes adhérents. Pierre de Saintignon avait mobilisé ses réseaux pour monter l’opération. 

Il était élégant et très professionnel et j’ai d’excellents souvenirs de lui. Longtemps, nous nous sommes parlé au téléphone après avoir quitté la mairie. Il déplorait les départs successifs des proches de Martine Aubry à qui il restait attaché, il déplorait son isolement, sa solitude. Et malgré son affection pour elle, il regrettait le délitement de son ambition politique. Par fidélité pour Martine Aubry, il a fait à contre-cœur le sale boulot dans les affaires compliquées de la municipalité mais il s’efforçait d’être diplomate. 

Malgré cette remise en cause violente de ma loyauté ce jour-là, il a la plupart du temps fait preuve de classe à l’égard de mon mari Olivier, et de la Maison de la Photographie. Même lorsque les relations entre Olivier et Martine Aubry se sont envenimées et qu’elle a dénigré l’association, lui, il a continué à venir aux rencontres, comme celle avec Costa Gavras qui y a présenté ses œuvres photographiques en partenariat avec la Maison Européenne de la Photographie de Paris. Jusqu’au bout, Pierre a témoigné son soutien et son intérêt pour les projets culturels de Fives. Je me souviens d’ailleurs avec précision de sa prise de parole le soir du vernissage d’une autre belle exposition, celle de Julian Lennon, en février 2016 : « Une Maison accueillante vous le voyez, celle qui présente des expositions nationales et internationales, de renom. Et qui sont très visitées. Celle qui donne la chance aux artistes, aux jeunes artistes, et celle qui est un instrument de proximité vers la population car nous sommes ici dans un quartier très populaire, et le dialogue qui est établi entre la Maison de la photo et le quartier, les habitants de ce quartier est pour nous une question extrêmement importante, donc je voulais saluer très chaleureusement pour tout cela, Olivier Spillebout, qui est le patron de la Maison de la Photo ».

Tout en étant proche de Martine Aubry, il avait conservé une certaine indépendance d’esprit. A cette époque, la Ville représentée par son Premier Adjoint n’avait encore que des éloges pour cette Maison de la Photographie. C’était juste deux ans avant mon engagement si remarqué et déterminant à En Marche.

Avec le recul, j’ai réalisé l’emprise qu’avait Martine Aubry sur les membres de sa garde rapprochée. Ses adjoints qui occupaient des fonctions politiques n’avaient pas d’autre choix, s’ils voulaient conserver de l’influence et sa confiance, que d’adhérer à ses méthodes.  Cet interrogatoire était un avant-goût de ce qu’est devenue la conception de l’engagement politique selon Martine Aubry : clanique, sectaire et même dictatoriale.

On me dit parfois : “mais vous saviez tout du fonctionnement de la mairie, de Martine Aubry, vous ne pouviez pas ignorer !”. Je ne savais pas tout car je n’étais pas dans le cercle des “affaires réservées”. J’avais une fonction politique sur le local et sur la relation avec les Lillois mais je n’avais pas le profil de celle qu’on associe aux manœuvres. Il devait paraître évident que c’était un genre dans lequel je ne pouvais pas exceller. Je crois aussi sincèrement que les premières années, Martine Aubry était très différente, et que ses pires défauts se sont accentués avec le temps. Quand je suis partie en 2013, elle avait beaucoup changé. Je pense d’ailleurs avec un peu de recul que les longues années au pouvoir de Martine Aubry ont érodé sa vision, perverti ses méthodes, et fatigué tout son entourage. Depuis longtemps, elle a perdu tous les proches qui lui apportaient contradiction et soutien. 

DANS LES QUARTIERS

D’ailleurs, quand je l’ai connue, à ses débuts lillois, elle était toujours au contact des gens. Sur le terrain. Dans les quartiers. L’un des beaux souvenirs parmi tant d’autres, est la venue en 2001, pour la première fois, de Yannick Noah au faubourg de Béthune pour l’opération Fête le mur, du nom de l’association que le tennisman avait créée en faveur des quartiers dit sensibles. Cette opération est assez symbolique de cette façon de faire de la politique qui m’a plu dans mes débuts aux côtés de Pierre Saintignon et de Martine Aubry. Quand cette dernière a été élue maire pour la première fois en 2001, elle était au contact de la population et pas seulement pour l’affichage. Elle souhaitait réellement réduire les inégalités, favoriser l’insertion. Elle avait créé Face, sa fondation de lutte contre l’exclusion et la pauvreté, avec Franck Demaret, le patron de Décathlon, entre autres. Lors de ce premier mandat, nous étions proches des habitants des quartiers, notamment ceux de Lille Sud. 

Un adjoint au maire, Walid Hanna, médecin généraliste, connaissait très bien les quartiers et notamment le Faubourg de Béthune où Martine Aubry voulait agir en profondeur, avec une politique de la ville ambitieuse.  Elle voulait y améliorer les conditions de vie mais aussi y amener la culture, trop centralisée. Elle allait y inaugurer des expositions régulièrement, et souhaitait aussi y développer l’éducation et le sport. Elle a sollicité Yannick Noah, la personnalité préférée des Français, pour venir durant l’été, au moment où de nombreux jeunes ne partent pas en vacances, pour que l’ex-vainqueur de Roland Garros partage du temps avec les jeunes dans le cadre d’un programme de sensibilisation et d’expérimentation avec les clubs de tennis lillois et les associations “politique de la ville”. Des courts de tennis en plein air étaient installés au beau milieu des HLM. 

Le but de “Fête le mur” était de donner aux jeunes le goût du sport, du collectif. Et en faisant venir Noah et son association, de rendre ces jeunes fiers de leur quartier. Leur témoigner de l’attention, de la considération. J’aimais ces moments où, sur le terrain, Martine Aubry fendait l’armure et laissait parler son cœur. J’ai conduit Noah un matin en voiture au Faubourg de Béthune pour y retrouver Martine Aubry. Les gamins des quartiers se sont alors précipités vers lui. Il était à l’aise, disponible, drôle. Comme un poisson dans l’eau. Martine Aubry était épanouie, elle semblait aussi dans son élément. 

Plusieurs années de suite, j’ai eu la chance d’accueillir Yannick Noah à Lille pour la même opération. Naturel, accessible, il s’impliquait à chaque fois totalement. L’idée de “Care” que Martine Aubry voulait développer, le “prendre soin”, s’incarnait parfaitement dans ce genre d’événement.  L’opération était parrainée par la banque BNP-Paribas. C’était une époque où Martine Aubry était moins dogmatique. Elle misait sans se boucher le nez sur les partenariats entre le public et le privé. Elle n’avait pas cette aversion qu’elle allait exprimer plus tard en privé, contre les entreprises.  Martine Aubry aimait alors à répéter que le patronat, ce n’était bon qu’à obtenir de l’argent. Et elle ne se privait pas de solliciter leur manne.  

Après quelques années, celle qui avait amené les entreprises à soutenir sport et culture dans les quartiers a fini par privilégier la centralisation de grands projets et a tourné le dos à la politique de terrain, de proximité. Avec le temps, sa vision de la culture s’est transformée. Lille 3000 en est un emblème. Ce programme culturel a été créé par la municipalité et le comité d’organisation de Lille 2004. La ville injecte près de 3 millions d’euros par an dans Lille 3000, la Région 1 million, et la MEL plus d’un demi-million. 

Ce festival qui dure plusieurs mois n’est pas une mauvaise idée en soi, il avait pour but de constituer un pôle attractif majeur. Mais il a enflé au détriment des petites associations et des artistes locaux, et au détriment des structures issues de nos quartiers populaires lillois. Lille3000 est devenu un puissant levier entre les mains de la municipalité, jusqu’à en devenir un sérieux mélange des genres quand la presse s’est aperçue que des documents de campagne pour la Présidentielle étaient stockés sur les serveurs de Lille 3000. C’était une révélation grave, qui aurait mérité des poursuites pénales, et qui pourtant, par on ne sait quelle magie des réseaux, est tombée aux oubliettes. Lille 3000, c’était aussi un outil destructeur, avec une politique du vide en dehors, la municipalité favorisant à marche forcée cet événement onéreux dont les retombées économiques et sociales sont bien moins intéressantes que la mairie ne le prétend. On se souvient d’ailleurs du mépris de Martine Aubry pour les recommandations de la Chambre Régionale des Comptes, qui a dénoncé en 2018 le manque d’étude d’impact, les cumuls de salaire du directeur, et l’accumulation de trésorerie. Il faut ici rappeler qu’il y a quelques années, le Président de la Villette, qui fut directeur du manège de Maubeuge et simultanément Directeur de Lille3000, a été déjà rappelé à l’ordre par la Chambre puis l’Inspection Générale des Finances, pour ses cumuls de salaires et son taux trop élevé de rémunération. C’est cela la culture à deux vitesses. Quand beaucoup de créateurs ne bouclent pas les fins de mois, ou mettent la clé sous la porte, d’autres cumulent des emplois devenus quasiment des rentes. Lille 3000 est un symbole de l’abandon de la politique culturelle de proximité, du soutien aux petites associations qui maillent nos quartiers, qui y sont ancrées. C’est une sorte de trou noir qui engouffre l’essentiel des aides en l’espèce. 

Pour bénéficier des retombées de Lille 3000, il faut montrer patte blanche. Toutes les associations, et toutes les entreprises qui se retrouvent face à Lille 3000 ne peuvent pas lutter à armes égales. Comment une association culturelle peut-elle rivaliser avec le mastodonte Lille 3000 ? Aucune chance. Ce projet est l’un des leviers politiques de la mairie. Sa création a traduit le début d’un changement d’état d’esprit, puis a incarné une vraie dérive.

Il faut dire quand même qu’en 4 mandats, jamais ce projet n’a fait l’unanimité au conseil municipal, alors que s’il y a bien un sujet qui doit rallier la majorité et les oppositions, c’est celui de la culture. On pourrait disserter longtemps sur les marqueurs qui peuvent définir ce qu’est un bon maire, par exemple le fait d’être ou pas réélu au 1er tour quand on est socialiste dans un bastion socialiste, ou encore cette capacité à rassembler sur un projet, à créer un élan. Je ne crois pas que Lille3000 ait réussi cela, après Lille 2004 Capitale Européenne de la Culture. Personne ne connaît la “marque” Lille3000 en dehors de Lille, et notre ville n’a pas été placée sur la carte des grands Festivals comme Angoulême, Arles, Perpignan ou La Rochelle. C’est un véritable raté.

Alors que Martine Aubry faisait autrefois venir la culture dans les quartiers, elle fait aujourd’hui venir en bus leurs habitants pour des événements concentrés dans le centre-ville, au Palais des Beaux-arts par exemple pour la journée du droit des femmes. Ce genre d’initiative n’est pas sans intérêt pour faire découvrir des lieux de culture à des habitants qui en sont éloignés, mais il n’y a plus vraiment cette volonté de bouger les lignes, de transgresser, de décentrer l’action jusqu’au cœur des quartiers. 

Aujourd’hui, elle privilégie l’action de surface avec quelques ateliers de sensibilisation au sport et à la culture pour dire : on a fait. Mais pour l’avoir côtoyée autrefois, je vois que l’ambition n’y est plus. La générosité non plus. 

La Martine Aubry que j’ai pu aimer et admirer dans les débuts de mon engagement politique était aux antipodes de cette boboïsation de la culture, de ce côté “élite branchée” qu’elle a développé ensuite. Ce que j’avais aimé était à l’image de cette action avec Yannick Noah, cette volonté d’amener la culture et le sport dans les quartiers politiques de la ville. Cette action n’était qu’un exemple parmi de multiples projets, souvent plus discrets, ancrés dans tous les territoires de la cité. Beaucoup d’idées sont restées ensuite dans les cartons et cette politique a fait les frais d’un grand renoncement.  

LA FIN D’UNE ÉPOQUE

Avant mon départ de la mairie pour la SNCF, est survenu l’un des moments les plus forts de ma carrière de Directrice de cabinet. Il concerne un triste événement, symbole d’un changement définitif d’époque : les obsèques de Pierre Mauroy, décédé le 7 juin 2013. Très vite Martine Aubry m’indique qu’elle a parlé avec son épouse Gilberte Mauroy. Elles ont convenu d’organiser une grande cérémonie avec tous les officiels, les ministres en place, tous les anciens ministres qui avaient travaillé avec lui, et de hautes personnalités notamment les membres de la fondation Jean Jaurès, et ses amis du Parti Socialiste. Il y aurait une cérémonie à l’hôtel de ville, après l’enterrement. Nous avons une semaine pour organiser les obsèques et c’est à moi qu’incombe la tâche de tout superviser. Ou plutôt l’honneur. 

C’est émouvant car c’est la dernière mission que je vais accomplir pour l’homme qui était à la tête de la mairie lorsque j’y ai débuté.  C’est stressant aussi. L’évènement est solennel, les invités sont nombreux, souvent prestigieux. Je contacte Gilberte Mauroy, que je connaissais, et ses fils pour préparer la liste des invités. La famille Mauroy se devait de témoigner à ce moment-là, même si tout n’a pas été lisse avant, une grande confiance en Martine Aubry et en l’ensemble des services municipaux pour organiser un événement à la hauteur. La mort apporte cela : tous les griefs s’effacent, et la douceur et l’apaisement priment sur les rancœurs. 

Pourtant, je n’oublie rien : en 2006, avant les investitures PS aux législatives, j’avais été très surprise de la charge lourde de Pierre Mauroy contre Martine Aubry, de mémoire, je pensais qu’ils s’entendaient bien et se respectaient. Et tous ces articles de presse relatant cet épisode d’un bureau politique PS où Pierre Mauroy avait finalement sorti tous ses griefs et tout ce qu’il avait sur le cœur, qui avaient fait l’effet d’une petite bombe dans l’Hôtel de ville. Sa déclaration : “Martine Aubry a fait beaucoup de mal aux Lillois” est une phrase qui restera dans l’histoire. Je n’étais pas à l’époque dans les secrets de Pierre Mauroy, ni dans ceux du PS national, et oui j’avais été vraiment choquée. Je dois dire que des années plus tard, avec du recul, je comprends et surtout je partage complètement cette analyse de notre ancien maire et Premier Ministre.

Pour la cérémonie d’hommage, la liste des invités s’est montée sans difficulté entre le PS, la ville et la famille. Moi je suis particulièrement mobilisée sur l’organisation de l’événement, donc la préparation du portrait, de la musique, du placement des personnalités, du discours du maire et la mobilisation du personnel pour accueillir ce grand événement au niveau protocolaire. C’est sur ce point que la mission était la plus complexe car il fallait s’assurer de la présence des ministres et se coordonner avec leurs cabinets. 

J’ai travaillé nuit et jour sur cet événement qui devait être parfait. Je revoyais parfois Pierre Mauroy dans son grand bureau en bois. Il semblait y garder son sang-froid en toutes circonstances. C’est une image inspirante. Je dois rester sereine pour être efficace. Et rassurer mon équipe. Cette dernière abat un travail extraordinaire. Durant plusieurs jours, nous ne nous occupons plus que de cette cérémonie d’adieu. Les jours précédant l’événement, la mairie, avec ces hauts plafonds, a alors des allures de cathédrale. Tout le personnel est en deuil. Il y règne une émotion indéniable. J’ai le souvenir plus particulier d’une scène : la répétition la veille des obsèques.  Avec une centaine de volontaires parmi les agents municipaux, nous nous plaçons dans le “grand carré” de l’hôtel de ville, un grand espace en marbre quadrillé de piliers culminant à 12 mètres de haut. Nous nous faisons figurants, pour évaluer la disposition des invités, avoir une vue d’ensemble des emplacements et des flux. 

On y avait installé les chaises, le portrait de Pierre Mauroy, le recueil, sorte de livre d’or, sur lequel les Lillois viennent écrire quelques mots, quelques lignes d’hommage.

La veille de la répétition j’avais briefé le personnel et j’avais été frappée par le silence. Tous les employés municipaux avaient un immense respect pour Pierre Mauroy. Ce dernier, comme il l’avait fait avec moi, leur avait témoigné du respect et de la considération. Quel que soit leur poste. Pour honorer sa mémoire, tous proposent de se rendre utile, tous tiennent à participer à la réussite d’un hommage majestueux. La répétition doit être parfaite. C’est un moment très beau. Je suis la chef d’orchestre d’un protocole à la fois formel et familial. La grande famille municipale de Pierre Mauroy. 

 Alors que j’explique à chacun les positionnements : l’équipe accueil pour les personnalités, l’équipe sonorisation, l’équipe vestiaire, celle chargée des fleurs. Pierre de Saintignon, premier adjoint, arrive pour m’encourager. Sa présence me rassure. Il a conscience de la difficulté d’orchestrer une telle célébration, attendue de tous. Le diable est dans le détail. Et il ne faut pas négliger ces apparentes petites choses qui participeront aussi de la réussite de la cérémonie. Le départ de Pierre Mauroy réunit la famille. Dans les jours qui suivent son décès, c’est à nouveau l’union sacrée. Les querelles n’existent pas, on mesure l’affection qu’on porte à ceux dont on s’est parfois éloigné, on est assailli de souvenirs. La mémoire a ce don de sélectionner les plus heureux. La mission qu’on m’a confiée consiste à gérer aussi les relations de presse, la cérémonie sera filmée et diffusée en direct sur France 3. Être attentif, c’était la marque de fabrique de Pierre de Saintignon, qui s’intéressait à tous, des hauts fonctionnaires aux gens simples, à tous les employés, quel que soit l’échelon. Lui avait l’appétit du contact et un don pour les rapports humains. Il est resté silencieux, durant toute la répétition, puis à la fin il remercie et encourage tout le monde. Il trouve des mots simples, justes. 

J’avais à l’époque mon bureau dans la tourelle du beffroi de l’hôtel de ville, pas très loin de celui de Martine Aubry. Une vraie tour d’ivoire. Il y avait un code secret à la porte d’accès, et un huissier était posté à l’entrée pour y accéder. Approcher le maire était devenu très compliqué. Nous rentrions et nous sortions par l’entrée de la tourelle. Avec le recul, je pense que c’était une erreur qu’un maire n’utilise pas la même entrée que celle des agents et des usagers. Pierre Mauroy rentrait par la grande porte. C’est un symbole important. C’est à ce point de passage qu’un maire a l’occasion de saluer les gens, de leur serrer la main, de leur dire quelques mots. Pierre Mauroy avait visiblement salué souvent les agents et les usagers car beaucoup avaient le souvenir d’un moment simple avec lui. Nous, nous étions désormais reclus dans cette tour où nous vivions une sorte de vie parallèle. Dans le secret de son bureau, Martine Aubry éprouvait certainement un chagrin très profond pour son prédécesseur. Et elle y suivait dans la discrétion la préparation des obsèques.     

Lors de ces préparatifs, elle me fait passer des messages en permanence sur ce qu’il faut faire. Et il faut faire comme ci plutôt que comme ça. A un moment, cet interventionnisme incessant et à distance m’agace, car j’avais tous les ministères au téléphone, tous les directeurs du protocole des maires des grandes villes, tous les maires du Nord. Le nombre de sollicitations pour mon équipe et moi était énorme. Nous devions pouvoir nous concentrer et réussir à avancer dans un temps record, ses multiples consignes n’aidaient pas. Je me suis gentiment rebellée. J’ai dit à Martine Aubry de s’occuper de la famille de Pierre Mauroy et de nous laisser nous occuper du reste. La cérémonie avait été calée avec elle et nous nous en chargions. Je lui demande alors de me faire confiance. Elle l’a fait. Durant trois jours, elle n’est plus intervenue. 

La veille de la cérémonie, je lui ai présenté l’ensemble de l’organisation, c’était prêt, finalisé. Tout était alors réglé pour laisser la place à l’émotion, à la solennité. Ce moment, qui devait être à la hauteur de Pierre Mauroy, maire de Lille, rebâtisseur du vieux Lille, fondateur d’Euralille, un homme attaché à l’éducation, à l’égalité des chances, l’une des grandes personnalités du socialisme, et un Premier ministre marquant. Cette cérémonie appartenait désormais à sa famille, à ses proches, aux Lillois. J’ai le souvenir d’une énorme émotion. Et de la Marseillaise. 

Parmi les perfidies des proches de Martine Aubry à mon endroit, lorsque je suis devenue une rivale politique, avant même le début de campagne, j’ai fait l’objet d’attaques d’une extrême bassesse en insinuant fin 2018 que je n’avais pas fait partie de l’entourage de Pierre Mauroy. J’étais donc une menteuse, sans intégrité intellectuelle. Elle avait décidément choisi comme chef de cabinet, sans jamais songer à s’en séparer, la pire imposture qui soit. Mais lorsque j’ai eu des prétentions politiques après l’avoir quittée, elle a soudain eu la vista. Miracle au Beffroi. Je n’ai pas compris avant longtemps qui était réellement Martine Aubry, ni soupçonné l’étendue de sa méchanceté, mais au moins, moi je ne lui ai jamais demandé aucun poste et j’ai quitté mes fonctions lorsque je ne me suis plus sentie en cohérence avec son action, ses méthodes. Sans jamais éprouver le besoin de la dénigrer personnellement, ni de l’attaquer, sauf pour riposter, plus tard. Au contraire, et c’est ce qu’on me reproche implicitement parfois, je l’ai longtemps préservée, excusée, par loyauté et sans doute comme un enfant qui trouve des circonstances atténuantes à un parent maltraitant. De toutes les attaques, celle-là n’était pas la pire mais elle m’a particulièrement touchée. Parce qu’elle portait sur mon intégrité mais aussi une période un peu sacrée, le début de ma carrière, des années insouciantes qu’elle se permettait de souiller. 

Si j’écris noir sur blanc cet épisode, qui, très franchement, m’oblige à esquisser par personne interposée un portrait vraiment peu élogieux de moi-même, c’est parce que je refuse justement d’en éprouver cette honte qu’elle a obstinément cherché à me coller à la peau. Je tiens à consigner ces ignominies noir sur blanc, car si elles visent à me salir, elles entachent bel et bien celle qui les profère. Comme ces témoignages rapportés par Françoise Dolto, ou des enfants prêtent à d’autres leur propre comportement, je pense que Martine Aubry en dit beaucoup sur elle-même lorsqu’elle démolit les autres. Le mensonge, en l’occurrence, qui la choque donc tant, est, pour ce que j’ai eu à en connaître personnellement, un art qu’elle maîtrise diablement. Ces soudaines pseudo-vérités qu’elle éprouvait soudain le besoin urgent de faire diffuser par son entourage, alors que je me préparais à briguer son poste, attestent de son penchant maladif pour le mensonge et la calomnie. C’est comme souvent, par derrière, par en dessous, en catimini, sur le ton de l’ironie, sous le manteau, ou encore en jouant sur les mots, qu’elle distille son poison. Et, les lecteurs l’auront compris, il s’agit ici de dire stop et d’évoquer ce passé dans l’espoir d’un futur différent. Ces attaques ne sont pas de vieilles histoires, elles sont au cœur de la politique même que j’ai connue à Lille, elles ont des effets durables, ressurgissent opportunément quand elles lui sont utiles et je n’ai plus aucune illusion : Martine Aubry ne cessera jamais si l’on se tait. Ou s’en tirera sans être vraiment incommodée. C’est quelqu’un qui, au fond, profite des scandales à bas bruit, qu’elle fait naître puis, dont elle minimise d’un air blasé la portée, en relativisant l’importance de « ces choses-là ». Il faut alors comprendre qu’elle est au-dessus de ça, alors qu’elle est au cœur des coups tordus. Il n’y a aucune sagesse dans cette esquive, c’est une tactique qu’elle a usée jusqu’à la corde avec un certain succès. Même si elle trompe de moins en moins de monde, cette posture est dans son ADN. Martine Aubry est de ces gens qui lorsqu’ils maltraitent les autres, et que leurs victimes s’en offusquent, finissent par expliquer, et peut-être même s’en convaincre, que ce sont les victimes qui font des histoires. Elle, elle est passée à autre chose, elle n’a pas de temps à perdre en vaine querelle et dans un soupir, ou en levant les yeux au ciel, elle se lamente sur le niveau du débat. Maltraiter, puis blâmer la victime est un vieux schéma qui reste insupportable. 

Concernant ce poste, j’ai même dû répondre à un journaliste de la Voix du Nord qui m’avait appelée pour s’enquérir de cette apparente carabistouille. En l’occurrence, j’avais un contrat qui juridiquement n’était pas comptabilisé dans les “emplois de cabinet” puisque j’occupais un poste de chargée de mission de la fonction publique territoriale. J’avais bel et bien un contrat, un poste, un bureau au sein du cabinet, au service dit “Cab 1”, mon rôle n’était pas fictif, j’exerçais un emploi effectif au sein de ce cabinet au service de Pierre Mauroy, j’avais débuté avec Véronique Davidt, je travaillais avec l’équipe de Pierre Mauroy, au sein de son cabinet dirigé par Bernard Masset. Les nuances fastidieuses d’ordre administratif ne changeront rien à cette réalité. J’ai noué des contacts forts durant ces années avec les membres de l’équipe de Pierre Mauroy :  Véronique Davidt, Bernard Masset, Serge Etchebarne, Martine Pottrain, ou Jérôme Hesse. J’étais bouleversée par ce sale coup portant sur un travail effectué auprès d’un homme que j’ai admiré, dans une équipe engagée, respectueuse, conviviale. Qui souhaite passer pour une fabulatrice ? Dans un article intitulé « Regards croisés sur le CV de Violette Spillebout », le journaliste écrit notamment « Dans les couloirs de l’hôtel de ville, on a des souvenirs différents de l’arrivée de celle qui, il y a quelques jours, a candidaté à la candidature LREM pour les municipales de 2020 ». Peu après, dans un autre article de La Voix du Nord, Jérôme Hesse, ancien conseiller de Pierre Mauroy, qui avait depuis quitté la mairie, m’a défendue, confirmant la réalité de mon poste et déplorant « Une campagne municipale lancée avec des boules puantes ». Même si le premier article était probablement passé relativement inaperçu, je me demandais comment Martine Aubry pouvait être tombée si bas. Je ne souhaitais pas démarrer ma carrière politique avec l’image mensongère d’une personne malhonnête. Enfin, affectivement, tenter d’effacer, même symboliquement, ce lien avec l’homme et l’équipe avec qui j’avais débuté, de nier ma place, était cruel et mesquin. Ce fut l’un des premiers coups bas de Martine Aubry et son entourage à mon endroit, destiné uniquement à nuire à une nouvelle rivale politique. Bientôt, elle allait essayer de me faire virer de la SNCF. La machine à coups tordus était en marche. La petite affaire du cabinet de Pierre Mauroy n’était, nous le verrons, qu’un appetizer. 

Lors des obsèques de Pierre Mauroy, nous avions tous pleuré un homme pour qui le respect et l’intégrité étaient pourtant des valeurs sacrées. 

LA FIRME

Avec le décès de Pierre Mauroy, une page d’histoire de Lille était bel et bien tournée. Une certaine idée du PS aussi. Alors que François Hollande avait été élu un an plus tôt, son déclin allait se précipiter. Pierre Mauroy avait incarné la semaine de 39H, la 5ème semaine de congés payés, l’impôt sur les grandes fortunes, la retraite à 60 ans, la décentralisation, le remboursement de l’IVG, l’abolition de la peine de mort, la liberté des médias…  La crise aussi. Mais quoique l’on pense de sa politique, il avait agi en étant fidèle à ses promesses, ses valeurs. Ce PS allait conserver ses mauvaises pratiques et délaisser ses idéaux. Martine Aubry s’était présentée face à François Hollande aux primaires de la gauche pour la Présidentielle de 2012. Son échec l’a marquée. Il était cuisant, sa personnalité, ou plutôt le rejet de sa personnalité avait fait que les 4 autres candidats avaient tous apporté leur soutien à François Hollande… Cet événement a probablement joué un rôle dans l’évolution de sa politique. 

Avant même cet échec, après son premier mandat, Martine Aubry avait déjà grandement perdu la « foi » dans le collectif. Elle a progressivement perdu l’énergie, l’audace, la créativité. Elle s’est éloignée du terrain, s’est institutionnalisée. Elle a privilégié son réseau. Très attentive à son image, d’autant plus qu’elle avait des ambitions nationales, elle me chargeait sans cesse d’appeler des gens pour les remercier d’une visite, d’un soutien. L’Énarque reprenait le dessus. De plus en plus VRP de sa PME municipale, elle a dépensé beaucoup d’ardeur dans les «mondanités», et moins dans la proximité avec les maisons de quartier. Pas toujours bien entourée, elle s’est laissée enfermer dans une gestion paranoïaque. 

Le système Aubry, sa firme, s’est alors mis en place. De cassante, elle est devenue autoritaire. Son humour a viré au noir. Elle a cessé de dialoguer avec le secteur associatif, les parents d’élèves, les commerçants. De nombreux collaborateurs sont progressivement partis, pour la plupart ceux qui osaient lui dire les choses. Sa conquête controversée du PS en 2008, dans la «guerre des roses», dont les résultats ont fait l’objet de fortes suspicions (Martine Aubry avait été élue Premier secrétaire du parti avec une centaine de voix d’avance sur Ségolène Royal, au terme d’un scrutin polémique) ; puis sa défaite lors des primaires du PS en 2012, ont peut-être engendré une amertume, puis un mouvement de repli sur Lille, le bastion. 

Avant mon départ, nous nous étions accrochées à plusieurs reprises sur certains dossiers, comme je l’ai expliqué. Sur tous les sujets de tension, je constatais le même manque de dialogue de la part de Martine Aubry. Avec les associations de commerçants, victimes de travaux anarchiques ou d’attributions de terrasses injustes ; avec les automobilistes paumés à cause d’un invraisemblable plan de circulation, lancé, là encore unilatéralement ; avec les petits acteurs culturels ; avec les usagers, les citoyens, sa propre équipe… Directrice de cabinet, je n’étais pas la décisionnaire de tous ces choix mais, après 10 ans à ce poste, j’étais souvent interpellée, et mon rôle consistait aussi à lui parler franchement sur ce qui faisait débat ou polémique. Il est essentiel de s’entourer de collaborateurs qui osent vous dire les choses. Martine Aubry ne supportait plus la contradiction et celle qui sillonnait autrefois les quartiers pour rencontrer les habitants, prendre le pouls de la cité, s’enfermait le plus souvent dans son bureau où elle se concentrait quasi uniquement sur de gros dossiers concoctés en petit comité, sans impliquer les citoyens.

Je suis partie alors sans prendre toute la mesure du délitement de son système. Je n’en avais vu que des bribes et c’est en discutant ensuite avec d’autres, qui osaient enfin se confier à moi maintenant que je n’étais plus sa directrice de cabinet, que j’ai saisi sa politique de la peur et l’ampleur de son mépris. Je l’ai compris à mes dépens aussi quand j’ai osé la défier alors qu’elle se préparait pour un quatrième mandat. 

Lorsque je me suis affichée officiellement comme opposante, début 2018, j’ai donc découvert sa vraie nature et ce qu’était vraiment le système Aubry. Ou plutôt ce qu’il était devenu. Mais le ver était depuis bien longtemps dans le fruit. C’est en sortant de la bulle, en prenant du recul, que j’ai vraiment vu clair. Une fois qu’on a ouvert les yeux, on sait ce dont elle est capable. C’est donc en tant qu’opposante, bien plus que lorsque j’étais chef de cabinet, que j’ai appris à connaître Martine Aubry, ou la nouvelle Martine Aubry. J’avais été son bras droit, je suis devenue sa Némésis. Son ex-employée osait se présenter contre elle. Intolérable. Elle a multiplié des méthodes d’une extrême brutalité. Elle m’a aidé à comprendre qui elle était, ou qui elle est devenue, lors de la campagne de 2020. 

Elle ne me porte pas dans son cœur, ce n’est pas grave. Elle est rancunière, tant pis. Plus inquiétant, elle a peu de considération pour la démocratie locale et ses opposants. Lors des municipales de 2020, elle a multiplié les bassesses, ce rapport demandé sur moi à la SNCF, les propos calomnieux et les sanctions contre La Maison de la photographie, que je développerai plus loin. Bien plus préoccupant, elle a selon moi faussé le résultat des élections municipales. Ses méthodes, sans doute dans la droite ligne de sa prise du PS quelques-années plus tôt, visaient l’élection elle-même, et tous ses concurrents. Lorsque j’ai quitté la mairie pour la SNCF, j’étais inoffensive aux yeux de Martine Aubry. Je ne représentais aucun danger, et elle m’a alors fichu une paix royale. Jusqu’à ce que…

SNCF, UN NOUVEAU MONDE 

Je travaillais à la SNCF depuis septembre 2013, lorsque j’ai décidé de faire le grand saut dans la politique début 2018. Un tournant dans ma carrière. Et dans ma vie. Lorsque j’étais entrée à la SNCF j’avais alors, comme je l’ai dit, découvert un tout autre monde du travail, exigeant mais dans le respect, l’écoute. Ce monde était à des années-lumière du microcosme municipal lillois. Après plus de 12 ans de service à la mairie de Lille, ma vision du monde du travail, mais aussi de ses relations humaines, était forcément marquée par cette expérience. 

J’avais aussi connu, comme je l’ai raconté, une municipalité plus humaine et plus tolérante sous l’ère Pierre Mauroy, puis lors du premier mandat de Martine Aubry. Mais je n’avais pas réellement travaillé ailleurs qu’à la mairie de Lille, en dehors de ma courte première expérience dans un cabinet de conseil. Et même lorsque l’on sait que l’herbe pousse autrement ailleurs, la vision que l’on a des choses est nécessairement façonnée par son propre parcours ; elle est même déformée, pour le pire et le meilleur, par cette immersion quotidienne dans un système, ses traditions ou ses automatismes. C’est un classique pour beaucoup de salariés qui ont changé de boite ou de filière après de longues années passées dans un même endroit. Ils réalisent concrètement que les choses peuvent fonctionner autrement. 

J’avais l’habitude d’entendre les employés municipaux se plaindre de l’ambiance de travail et de l’absence de considération en mairie. A la mairie, la défiance régnait entre les dirigeants politiques et les agents de la ville. L’atmosphère était lourde, l’objectif commun malmené. A la SNCF, l’atmosphère était bien différente, les rapports bien plus sains. A la SNCF, j’ai donc découvert un univers de travail jusqu’alors inconnu, fondé sur le respect, l’écoute, un vrai management. C’était une formidable entreprise, où la hiérarchie, très solide, ne carburait pas pour autant au rapport de force. Le travail était encadré, évalué, organisé. Je découvrais la mesure de la performance, de la qualité, de l’organisation des services dans une entreprise stimulante, où le dialogue était favorisé. Je côtoyais à la SNCF des collègues qui aimaient leur entreprise, leur travail. C’était nouveau. Le job me passionnait. La transition a été une aubaine, à tous les niveaux. Un second souffle. Lorsque que, comme moi, on travaillait dans un univers confiné, étriqué, une bulle ne cessant de se rétrécir, le champ de vision s’amplifie sacrément. La différence avec l’esprit managérial que j’avais connu à la ville de Lille était colossale. 

Mon expérience à la SNCF a été exceptionnelle, à la fois professionnellement, mais aussi humainement. Quand on rentre à la SNCF, on devient un peu cheminot. Il y a la fierté de faire partie de l’une des plus belles entreprises du monde mais aussi de rejoindre une entité capable de fédérer alors qu’elle réunit sous un même étendard des centaines de milliers de salariés. Cet attachement viscéral des salariés à l’entreprise, à ce qu’elle représente, à sa valeur patrimoniale, à ses missions, son état d’esprit, est ce qui m’a le plus marqué. J’ai travaillé près de 10 ans dans cette grande entreprise, entre 2013 et mon élection à l’Assemblée Nationale en juin 2022, avec un bonheur quotidien, y compris lors des défis les plus épineux. J’y ai été épaulée, conseillée, valorisée et challengée. Ces dix années ont complètement chamboulé ma conception du management et ont aussi grandement nourri, plus tard, ma pratique de la politique.

Je passais d’un petit monde paranoïaque, tournant autour d’une seule personne, à un vaste projet réunissant plus de 250.000 employés, tous au service du grand dessein de l’entreprise. L’esprit critique y a droit de cité, bien heureusement, mais l’attachement à l’entreprise est général, viscéral. Il va de soi qu’orchestrer le fonctionnement d’une si grande entreprise requiert du talent, de l’audace et du savoir-faire. J’y ai découvert un art incomparable du management et j’y ai rencontré des personnes extraordinaires, qui, pour certaines, sont devenues des amis que je continue à voir régulièrement. 

Lorsque l’on vient du monde politique, on est d’abord vu avec un poil de méfiance. Hélas, la fonction noble, riche, essentielle, du personnel politique, est souvent vue de travers, notamment à cause des maux et des dévoiements, tous guérissables, que je pointe dans cet ouvrage. Faire de la politique est, même si c’est dur, et parfois cruel, l’un des plus beaux métiers à mes yeux. Il est intrinsèquement lié à l’intérêt général, le bien-être collectif, l’épanouissement individuel et le fameux vivre ensemble auquel je suis si attachée. 

La fonction politique nécessite une curiosité infinie, une grande polyvalence et une formidable générosité, un sens aigu du dévouement, voire du sacrifice. En retour, il vous est donné la chance de pouvoir agir, interagir, de, comme on dit, pouvoir faire bouger les choses, les améliorer, corriger les anomalies, réparer, rebâtir, construire. Il y a peu de tâches aussi gratifiantes, et pourtant si peu considérées et rémunérées. Le contact avec les électeurs est, pour qui aime le contact, les échanges, une expérience unique, parfois euphorisante. Dans ce rôle, vous avez la chance de pouvoir faire partie de la solution aux problèmes des autres ou d’apporter une dynamique à leurs projets. Cette fonction vitale du politique, qui sert souvent d’exécutoire, est victime de caricatures et de démagogie. Mais aussi du comportement d’une certaine partie de la classe politique elle-même. Nous devons combattre les préjugés et aussi nettoyer devant nos portes. Plus encore, depuis que j’exerce concrètement une fonction politique, j’ai appris à faire la part entre les discours populistes, qu’il faut inlassablement combattre, et les errements des politiques qu’il convient également de corriger pour redorer notre blason. Les errements du système, aussi, qui doit impérativement valoriser la fonction pour la rendre attractive. Le combat n’a de sens que sur ces deux fronts. 

Se lamenter de la désaffection du politique ne suffit pas. A mes yeux, se contenter de dénoncer la démagogie pour exonérer les responsables politiques ne suffit pas non plus. S’il ne faut rien céder aux populismes, il faut aussi, chacun à son niveau, dans ses responsabilités et avec ses ambitions, redéfinir l’action politique, ses valeurs et leur incarnation. Lorsque je suis entrée à la SNCF, alors que je n’avais pas exercé de fonction politique proprement dite, certains comportements ou certaines mentalités associées au milieu politique, n’avaient pas une image bien reluisante. Ce n’était évidemment pas propre à la SNCF, mais c’est là que je devais faire mes preuves, décrocher mes galons. Et ce fût salutaire. Loin d’arriver en terrain conquis, j’ai dû légitimement justifier ma capacité à m’intégrer, prouver la valeur de mon travail et, in fine, gagner ma place au mérite, et la confiance de mes collègues, de ma hiérarchie. Ce n’est pas un retour à la case départ, car on arrive avec un bagage, une expérience, des compétences, un savoir-faire, mais les cartes sont rebattues, il s’agit de désapprendre, d’apprendre, et de saisir cette chance qu’est une nouvelle aventure, qui plus est dans une société qui demande beaucoup parce qu’elle a tant à donner. 

J’ai appris au sein de la SNCF, ce qu’était véritablement le management, les relations publiques ou la gestion de projets. Ces dix années dans l’entreprise ont été une expérience incomparable, inoubliable, sans lesquelles je ne me serais sans doute pas lancée dans les bagarres électorales. J’avais du métier, et, je le crois, un sens inné pour certaines aptitudes, mais c’est à la SNCF, dans mon rôle de manager, que j’ai réellement appris à mener des projets d’ampleur, dans toutes leurs dimensions, au contact de multiples interlocuteurs et au sein d’un corpus, qui, au fond, ressemble à la société. Aujourd’hui, l’emploi, le recrutement, l’attractivité, la formation, la marque, la modernisation, la digitalisation, tout ça constitue le nerf de la guerre de toutes les grandes entreprises et des PME françaises. Et mes différents postes à la SNCF m’ont infiniment appris, y compris politiquement, sur l’apprentissage, l’emploi, le dialogue social, la compétitivité. Quand je discute aujourd’hui comme députée avec Olivier Dussopt, Ministre du travail, je sais de quoi je parle. J’ai eu des apprentis dans mes équipes, j’ai mené la politique d’apprentissage et des contrats aidés à la SNCF, j’ai monté des projets innovants pour recruter des jeunes sur des métiers de chef de bord, j’ai organisé des jobs-dating avec la mission locale de Lille, j’ai multiplié des projets formidables sur l’emploi et les RH à la SNCF, avec l’appui d’équipes aux talents inestimables. Ce vécu m’inspire quasiment chaque jour dans mon action politique.        

C’est en travaillant à la SNCF que j’ai réalisé à quel point j’avais été dans un microcosme étouffant et opaque. Le monde extérieur était bien différent du petit univers de Martine Aubry ! Elle m’en a donné une nouvelle preuve lorsqu’elle a tenté de me discréditer au sein de la SNCF, alors que j’affichais pour la première fois mon ambition politique. Sa fonction ne la condamnait nullement à agir avec bassesse. Rien ne l’obligeait à faire de l’interventionnisme pour tenter de me discréditer. C’était plus fort qu’elle. C’est dans ce nouvel univers épanouissant qu’elle a porté un de ses coups les plus vils, politisant ainsi mon emploi à la SNCF, pour se débarrasser d’une rivale. L’accusation portée fut donc d’une grande bassesse, avec la remise en cause de la réalité de mon handicap, à la suite de mon accident et de mon arrêt maladie.

Dans cette tentative de prise d’otage de la SNCF, pour m’atteindre, elle a, comme dans les pires caricatures, pratiqué cette action politique qui tire une balle dans le pied à la fonction, écorne sa dignité, son image. Ce mauvais épisode d’une politique à la Chabrol, ne l’honore pas, et plus grave, il s’inscrit dans cette palette de méthodes qui ringardise la politique et alimente les fictions sur les barons noirs de tous poils. Ces coups tordus, il faut les dénoncer jusqu’à ce que la honte dissuade leurs auteurs de récidiver. Le message à envoyer à tous les apprentis sorciers est clair : vous ne faites pas peur, nous ne nous tairons pas, nous ne laisserons pas intimider. Ce n’est pas si simple. Heureusement, lorsque Martine Aubry est intervenue auprès de la SNCF pour me salir, j’avais gagné ma place, prouvé mes compétences. Rencontré des gens de haute valeur. Et d’une irréprochable intégrité. 

J’avais d’abord été nommée directrice de cabinet auprès de Rachel Picard, la directrice générale de Voyages SNCF. Nous nous sommes alors installés à Paris, mon mari et moi, en conservant un pied-à-terre à Lille. Olivier s’occupait d’un espace d’exposition d’art contemporain dans le Viaduc des Arts dans la capitale avec leurs fondateurs, Claude et Elisabeth Samuel. Et moi je démarrais une nouvelle aventure, qui concernait le TGV. La mission était passionnante, j’avais une belle équipe et j’ai été formée réellement aux plans stratégiques, au suivi des objectifs, à la performance, à la communication nationale. J’ai énormément progressé. J’ai travaillé avec des cabinets de conseil ultra compétents, des dirigeants d’unités opérationnelles nationaux au top niveau. 

Avant cela, je m’étais occupée des relations institutionnelles de SNCF Gares et Connexions dans le Nord et à ce titre j’avais pour mission de travailler sur le montage de projets de rénovation de gares classées “monument historique” notamment celles de Saint-Omer, de Roubaix ou de Tourcoing. La politique n’était pas si loin puisque je travaillais sur ces projets avec les maires de ces villes. Mon rôle consistait notamment à expliquer aux élus l’ensemble des travaux faits dans les gares de la région Hauts-de-France et jusqu’en Normandie et à co-construire avec eux des projets de rénovation et de développement de gares. 

Dans mes fonctions auprès de Rachel Picard, je me suis occupée notamment des relations avec les élus pour l’arrivée du TGV “Océane” à Bordeaux. J’ai eu la chance d’avoir comme cheffe Isabelle Bascou, alors secrétaire générale de Voyages SNCF, qui est devenue une de mes meilleures amies aujourd’hui. C’est une femme d’un charisme extraordinaire, un rayon de soleil, d’intelligence et d’énergie, capable de porter des projets ambitieux avec un tact et une volonté incomparables. Elle m’a inspirée et protégée parfois. Et m’a fait connaître de magnifiques personnalités. Notre dircom, notre directrice de la communication interne, notre responsable relation presse… Je mesure ma chance d’avoir travaillé avec ces grands talents. L’époque fut un peu “girl power”. Un groupe de filles s’est naturellement constitué avec Sylvie Humbert, Delphine Nathan, Vanessa Créquer, Fabienne Constance, Marylène Allard, qui faisaient partie de l’équipe d’Isabelle. Notre complicité a traversé le temps et nous nous réunissons encore de temps pour des apéros entre filles, comme autrefois. 

Lorsque je me suis présentée aux municipales de 2020, j’ai mis ma carrière entre parenthèses durant 5 mois. Congés sans solde. A mon retour, après le deuxième tour, j’ai été mutée à Lille où j’ai travaillé avec Christelle Bosse-Platière, la DRH de TGV Nord et des collègues lillois, eux aussi formidables. Deux autres années intenses, humainement et professionnellement stimulantes, épanouissantes. 

J’étais alors sur deux fronts, l’entreprise et la politique. Passionnée par la politique, j’ai rejoint l’Assemblée avec un grand enthousiasme, toujours intact. Mais alors, j’ai dû logiquement suspendre mon contrat de travail à la SNCF. Lorsqu’on a la chance d’être parlementaire, et qu’on a la volonté de s’y consacrer à 100%, il faut savoir tourner des pages sans regrets. Ces dix ans à la SNCF m’ont marquée à jamais. Et préparée pour la suite. Députée à plein temps, je continue à m’intéresser à l’entreprise, à ses projets et je garde un lien très fort avec beaucoup de mes collègues. Quant au “SNCF bashing”, je ne le supporte toujours pas. A l’Assemblée ou ailleurs.

La SNCF est une grande entreprise publique industrielle avec une branche rentable, le TGV. J’ai appris sur l’économie, les métiers, les fonctions supports, les fonctions opérationnelles, le management par la qualité, la communication entre entreprises. J’ai appris énormément sur la gestion des conflits, et ce qu’on appelle la symétrie des attentions. Un concept que j’applique aujourd’hui en campagne ou avec mes équipes bénévoles. Il s’agit d’essayer d’être aussi attentionné avec ses collaborateurs que l’on veut l’être avec ses clients, ou ses électeurs. C’est une façon d’être et de manager reposant sur la symétrie des rapports avec les gens qui font la valeur humaine de ce que l’on « produit ». C’est peut-être ce que je retire de plus fort de cette période à la SNCF.

En 2014, lorsque j’avais rejoint Voyages SNCF à Paris, l’idée de faire de la politique était à mille lieues de mes pensées. Je crois vraiment que ces années Aubry m’avaient un peu échaudée et donc éloignée. Je désirais juste m’investir dans ce nouveau job. Mon accident, la création d’En Marche en 2016 par Emmanuel Macron, puis la rencontre avec Christophe Itier, tête de file d’En Marche dans le Nord, m’ont décidée à m’engager. Militante issue de la société civile, j’ai d’abord concilié mon travail et les réunions militantes avant de prendre un congé sans solde pour faire campagne de septembre 2019 à mars 2020. J’avais la chance de travailler dans une entreprise qui me permettait de mettre ma carrière entre parenthèses. L’engagement politique ambitieux est difficilement compatible avec une vie active. C’est dommage car la politique ne doit pas devenir une profession en tant que telle. Les passerelles entre ces mondes doivent être encouragées.

LE COURAGE DU DÉPART

Bras droit d’une maire socialiste, je comprends parfaitement qu’on m’associe à ses idées. Je les ai parfois partagées, surtout au début, puis, en femme libre, je ne me suis pas sentie engagée, à titre personnel par ses décisions. Le poste de directeur de cabinet implique une nécessaire loyauté. Ce n’est pas votre vision de la société qui prime, c’est votre capacité à mettre en œuvre une logistique efficiente au service de l’édile. Vous êtes un commis, un serviteur, au sens noble, de «l’état» local. Pour être efficace, vous devez toutefois partager un grand nombre des valeurs du maire que vous assistez et adhérer pour l’essentiel à ses méthodes. Sinon, il faut partir. J’ai commencé à y réfléchir  au printemps 2013. Pour ne pas être hypocrite, et pour être en cohérence, en phase, avec moi-même. J’étais déçue par la politique de Martine Aubry et ses méthodes. J’avais constaté plusieurs dérives. La boboïsation des projets, un isolement accru dans la pratique du pouvoir, un essoufflement des idées, un rejet grandissant du dialogue avec les acteurs économiques locaux, les associatifs, et plus généralement les Lillois. Depuis plusieurs mois, je me sentais en désaccord avec la politique de celle que j’assistais, sur Lille 3000, sur la politique des quartiers, l’enseignement et les rythmes scolaires, la culture ou les liens de la municipalité avec les commerçants. Mes remarques n’étaient pas entendues. Alors que j’étais chargée, avec Pierre de Saintignon, de mener une consultation, et même une concertation pour uniformiser les terrasses auprès des commerçants de la ville, Martine Aubry intervenait sans cesse pour durcir le ton. Elle affichait un grand mépris pour les commerçants, et avait décidé de restreindre les terrasses, de les contrôler parfois avec beaucoup d’arbitraire. Bref, cette concertation était un peu torpillée par sa vision radicale du sujet. Mon rôle consistait selon moi à faciliter la vie aux commerçants, permettre de favoriser leur activité, d’organiser un cadre à la fois beau et pratique. Avec Pierre de Saintignon, nous avions beaucoup de mal à convaincre la maire de l’intérêt d’une vraie discussion. Je sentais même une forte aversion de sa part pour ce qui était finalement le métier de commerçant. Un manque de compréhension à la fois de leur activité, mais aussi des emplois qu’ils créent. Cette aversion n’était pas totalement nouvelle, Martine Aubry avait souvent des mots durs pour les acteurs économiques, mais cette hostilité avait décuplé. Et il était impossible de lui faire changer de point de vue. 

Sur un autre sujet, j’étais en total désaccord sur sa volonté de réformer les rythmes scolaires, sans discussion, en imposant aux forceps l’enseignement le samedi matin, contrairement à beaucoup d’autres villes en France. Je me confrontais à des parents d’élèves très hostiles à cette mesure que j’avais toutes les peines du monde à justifier sur le fond et la forme. Aux yeux de Martine Aubry, ceux qui étaient contre cette réforme étaient nécessairement des bourgeois, leur opposition n’était due selon elle qu’à l’organisation de leurs propres week-end au Touquet… 

J’ai souvent entendu Martine Aubry mépriser les patrons, se moquer d’eux et de leurs “grandes villas à Marcq-en-Barœul”. Mais lorsqu’il s’agissait de leur demander de financer ses projets culturels, qu’elle avait besoin de mécènes, elle leur faisait la danse du ventre. Je ne supportais plus cette hypocrisie. Avec Martine Aubry, cette dualité entre la droite et la gauche n’avait plus de sens. Les actes ne s’accordaient plus avec les idéaux affichés. 

Aussi, quand nous arrivions en 2013 à la préparation des municipales de Mars 2014, j’avais au fond de moi ce doute permanent de continuer ou pas mon parcours, ma vie finalement, à ses côtés.

Je me souviens aussi que beaucoup de personnalités qui avaient marqué son mandat l’avaient quittée, et que nous avions du mal à faire venir des nouveaux talents dans l’équipe, que ce soit au niveau des fonctionnaires municipaux, comme des élus. Les Hervé Barré, Dorothée Da Silva, François Rousseaux, étaient désabusés et Martine Aubry a été obligée de faire appel à des parisiens pour étoffer sa liste : Charlotte Brun, Estelle Rodes, et même d’autres qui finalement n’ont pas passé le pas.

Néanmoins, elle prévoyait tout, préparait déjà sa liste, et tout naturellement après 2 mandats au cabinet, elle me plaçait en haut de celle-ci, pour devenir élue sur le champ du projet éducatif global, éducation, relation aux parents d’élèves, petite enfance. Assez curieux comme perspective puisque comme je le relatais, j’étais assez opposée à sa vision de la liberté éducative des parents, à la transformation des modes de vie et de la relation à l’école, et donc aux rythmes éducatifs tels qu’elle les prônait pour Lille. Tout ça ne dérangeait pas vraiment Martine Aubry, elle était habituée à décider seule, à prendre les rennes sans consulter ses proches, et à imposer sans même réfléchir à l’engagement, au sens, à la motivation de ses futurs colistiers. Les portefeuilles des délégations sont certes du domaine exclusif du maire dans les textes, mais en réalité, je suis convaincue que comme dans une entreprise, lorsque l’on confie une mission à quelqu’un, il faut les compétences, l’envie, le sens. 

J’ai donc, portée par l’habitude, le “confort” presque de ma fonction de directrice de cabinet, poursuivi l’année 2013 à ses côtés, tout en cherchant un job à l’extérieur de la mairie, pour pouvoir faire les 6 mois de campagne électorale en toute régularité. 

Martine Aubry avait le bras long, elle m’a obtenu des entretiens à la Ville de Paris, à la Région Ile-de-France, chez AG2R la Mondiale, et à la SNCF, où finalement, après un rendez-vous avec Guillaume Pépy, ancien chef de cabinet de Martine Aubry lorsqu’elle était ministre, j’ai obtenu un poste de directrice institutionnelle à Gares et Connexions à Lille que j’ai rejoint le 1er septembre 2013. Ce n’était donc pas un “coup de pouce” ou une aide de Martine Aubry pour m’aider à changer de vie comme je l’ai souvent lu, mais juste un calcul politique pour que sa collaboratrice puisse diriger la campagne sans être salariée de la Ville, en toute légalité.

Après quelques mois dans cette entreprise incroyable, fleuron de l’industrie, véritable fierté du patrimoine national, c’est en décembre que j’ai pris la décision d’y rester, et de ne pas m’engager dans le mandat d’élue auprès Martine Aubry. 

Lorsqu’avant les vacances de Noël, Martine Aubry m’a proposé d’être sur sa liste avant son officialisation, je me suis retrouvée au pied du mur de la décision à prendre. J’avais travaillé plus de 10 ans avec elle, je gardais aussi le souvenir de ces années où elle avait été audacieuse, généreuse, investie dans les quartiers politiques de la ville, la solidarité, la culture. En dépit de l’ambiance, j’avais aimé cet engagement pour la collectivité, la variété des sujets et leur profondeur. Cette proposition était valorisante, ma relation personnelle avec Martine Aubry était bonne, avec un respect mutuel, et en dirigeant la campagne, je pouvais peut-être infléchir certaines positions, avoir un autre impact positif sur le fond et la forme, valoriser le dialogue. Mais je suis vite revenue à la raison. J’ai beaucoup discuté avec mes proches pendant les vacances, sur ce nouveau travail épanouissant à la SNCF, sur cette proposition de Martine Aubry, bref, sur mon désir profond. N’étant plus d’accord avec la politique de Martine Aubry, et sur certains sujets en conflit avec elle, je ne pouvais pas l’accompagner dans ce nouveau mandat. Cela m’aurait obligé à taire trop d’états d’âmes. C’est elle qui, si elle était réélue, allait légitimement décider les orientations politiques, mais aussi de la méthode, du style, du ton. Je n’étais plus la mieux à même de l’épauler. J’aurais beau jeu de râler ensuite, ou de ronger mon frein, ce qui ne manquerait pas d’arriver. Finalement, cela aurait été de l’opportunisme d’accepter de m’engager comme élue à ses côtés, ce que beaucoup de ses courtisans ont accepté. J’ai donc décliné un rôle majeur d’adjointe au maire dans son équipe municipale et aussi une vice-présidence à la Métropole Européenne de Lille.

Parce que j’avais de beaux souvenirs, parce que j’ai beaucoup appris avec elle, parce que je l’avais admirée, je souhaitais quitter son équipe sans drame. Je n’étais plus motivée, cet univers n’était plus pour moi. Je la trouvais caricaturale, dogmatique. Ces épisodes sur les terrasses et les rythmes scolaires ont fini de me démotiver. Ils ponctuaient une longue désillusion. Je m’étais alors engagée à ne pas tout lâcher brutalement. Et j’ai tenu parole. 

Après l’avoir informée de ma décision, elle m’a convoquée pour un entretien qui a duré environ 2 heures. Même si j’étais déterminée, j’étais à l’époque beaucoup moins courageuse que maintenant devant Martine Aubry, comme beaucoup de gens, j’ai tenté de minimiser la brutalité de l’annonce en exprimant surtout ma motivation pour ce nouveau travail à la SNCF. J’ai pu quand même lui expliquer que je me retrouvais plus dans beaucoup de ses décisions, comme dans ses manières de faire. L’échange n’a pas été brutal du tout, il a même été assez courtois. Martine Aubry n’appréciait pas mon choix, déplorait mon constat, mais il n’y a pas eu d’engueulade. Cet entretien n’était certes pas agréable, Martine Aubry, blessée, était fermée. Ce n’est pas très surprenant. Mais la conversation n’a pas tourné au vinaigre. J’avais déjà formulé des remarques et des reproches. Cette fois, j’évoquais mon départ, ce qui rendait le moment plus « grave ». J’ai alors beaucoup insisté sur l’envie sincère de faire autre chose, de mon besoin, à l’orée de mes 40 ans, de vivre une nouvelle expérience. J’ai été franche sur ma lassitude de ma fonction mais je ne l’ai pas accablée. De son côté, elle a pris acte. Elle n’était évidemment pas ravie de cet échange, mais nous avons convenu que ces années de travail en commun avaient été le plus souvent fructueux et que la « séparation » devrait se faire à l’amiable. 

J’ai proposé de rester à bord du navire jusqu’à l’élection, pour ne pas donner le sentiment de l’abandonner, pour ne pas la mettre dans l’embarras. Par loyauté, je resterai investie dans la campagne jusqu’au bout, mon choix ne prêterait ainsi pas le flanc à la polémique. Elle a accepté. J’ai respecté cet engagement et à l’issue de la campagne, après sa réélection en mars 2014, j’ai repris ma liberté. Mon absence sur la photo de la future équipe municipale a suscité les questions de quelques journalistes début 2014, et j’ai évoqué des raisons personnelles, il n’y a pas eu de remous. Nous nous sommes donc quittées sans esclandre. En septembre 2014, je me consacrais pleinement à ma nouvelle vie, le plus souvent à Paris où se situait mon nouvel emploi au sein de SNCF. Entre 2014 et 2017, nos rapports sont restés bons, au moins cordiaux. Nous avons échangé quelques messages, pour prendre des nouvelles, et nous avons déjeuné quelques fois. Nous sommes restées en bons termes. Ni proches, ni fâchées. Il n’y a donc pas eu de « divorce » fracassant, comme cela a été parfois été écrit et romancé ultérieurement par des journalistes mal renseignés cherchant le buzz. Pas de trahison non plus. Je pense que la rancœur qu’elle cultivait envers moi, et dont elle ne laissait quasiment rien paraître, s’est renforcée progressivement lorsque j’ai resurgi dans le paysage politique, dans le camp des opposants.  

Lorsque je quitte alors la mairie, je n’envisage pas de me lancer en politique. Je ne quittais pas son équipe pour rejoindre celle d’un autre parti, je lui ai dit mon envie de travailler en entreprise. J’ai le sentiment d’avoir tourné à temps la page du socialisme, sans passer par la case frondeur. N’ayant pas joué un rôle clé dans le parti lui-même, c’est surtout une élue que j’ai quittée. Je n’ai pas délaissé le PS dans le déchirement, après des années d’un militantisme encarté et fervent. Je n’avais que peu de liens avec le parti. En plus de dix ans, nous avons eu avec Martine Aubry, des moments de complicité et quelques échanges houleux, c’est bien normal, mais j’ai rempli mon rôle, j’ai fait le job. Jusqu’à ce que je me sente plus à ma place. Je n’avais pas signé un CDI à vie avec Martine Aubry. Et elle-même pouvait s’entourer de qui elle voulait. Je n’étais pas irremplaçable, personne ne l’est. En 2014, je suis partie sans fracas. Après deux mandats. Je n’arrivais ni à apaiser ses angoisses, ni à la convaincre d’arrondir les angles. Moi, comme d’autres proches qui l’ont quittée, nous avions réalisé que nous ne pouvions plus la faire changer, et que notre action était vaine. J’ai eu l’honnêteté de me l’avouer. Et de lui dire. 

Ce n’est ainsi que lorsque je me suis engagée, plus de quatre ans après, dans le mouvement En Marche, que je suis devenue une traîtresse. Ce mot insultant censé marquer au fer rouge ceux qui changent d’avis, de courant, d’équipe, est digne des sectes. On peut trahir ses valeurs, ses idées, ses convictions, sa parole, mais en quoi trahit-on une personne ou un mouvement dans lequel on ne croit plus ? La traitrise, au sens, consiste à trahir la fidélité. J’étais partie depuis des années. Les trahisons ont lieu avant les divorces, pas après. Et même si j’avais été en poste et que j’étais partie pour un meilleur projet, dans lequel je me serais senti davantage à ma place, c’est affaire de conscience. C’est une liberté qu’à chacun. Ce mot traîtrise est horripilant car employé avec légèreté, il revient à nier la liberté de choix, la liberté d’évoluer. Un responsable politique oserait-il affirmer qu’un électeur qui change son vote d’une élection à l’autre est un traître ? Bien sûr que non. A quoi bon faire campagne si vous n’espérez faire changer d’avis personne ? Quel sens à votre engagement si vous vous promettez de rester dans un parti, quoiqu’il arrive, simplement pour ne pas le trahir, y compris, si comme le PS par exemple, ce parti trahit lui-même ses électeurs, ses engagements ? Quel est le sens de l’engagement d’une personne qui décide de suivre le capitaine du Titanic envers et contre tout ? Cet « argument » est purement politicien, dans son sens le plus mesquin. Il s’agit d’en appeler à l’image de Judas pour tenter de discréditer une personne qui ne pense plus comme vous. Je ne m’autorise pas à juger les choix faits en conscience par chacun. Beaucoup  d’autres, après avoir adhéré au PS, ont choisi un autre pavillon, dans la cohérence de leurs engagements, et avec conviction. Je pense à Olivier Dussopt, Olivier Véran, Brigitte Bourguignon, pour les plus connus. Avant d’être rangée parmi les traîtres à mon tour, j’avais suivi de loin cette campagne où par rancœur et par peur, des partis délaissés accusaient les partants de traîtrise voire d’apostat.

Je ne regrette pas de n’avoir plus aucun lien, même indirect, avec le PS. Je crois que la vraie trahison est le renoncement à ses valeurs, ses promesses, et qu’il est plus facile de rester rentier d’un mouvement qui ne vous correspond plus, que de s’en séparer. Je crois que c’est parce qu’il a trahi ses discours que le PS a été « puni » sévèrement par les électeurs. Il n’aura jamais l’audace de désigner comme des traîtres les électeurs qui ne votent plus pour lui, voire qui ne votent plus. Ces accusations bas de gamme sont implicitement dégradantes pour les électeurs. Ceux qui les profèrent à tout va, ne réalisent pas à quel point ils affaiblissent la politique par l’abus de langage. Ou ils s’en fichent. Dans mon cas, j’ai rejoint En Marche après avoir travaillé plus de quatre ans à la SNCF, sans conserver un quelconque lien avec le PS. Je suis fière d’avoir été précurseur. Lorsque je vois le nouveau dévoiement du PS, cette fois au sein de la Nupes, je crois que je me suis éloignée à temps. Quant au bilan de François Hollande, entre 2013 et la fin de son mandat en 2017, il m’a donné peu de raisons de regretter ma reconversion. J’assume tout. Tout ce qui correspond à la réalité des faits. Rejoindre Emmanuel Macron, qui a servi un gouvernement de gauche, avant de créer un mouvement, au centre, ce n’est pas une transgression insensée. Ces accusations ne m’ont pas empêchée de dormir. Mais j’ai à cœur de remettre les pendules à l’heure. 

LA BLESSURE

Quelques mois seulement avant la campagne de l’élection présidentielle 2017, la vie s’était chargée de me rappeler à quel point nous sommes vulnérables. Directrice des relations institutionnelles à Voyages SNCF, je me déplaçais en métro à Paris, lorsque je fus littéralement fauchée par une grave blessure au mollet. Une douleur soudaine, insoutenable, qui m’empêchait tout coup de me déplacer. Bilan : un “tennis leg stade 4”, rupture de l’insertion tendon d’achille – mollet. Clouée dans un fauteuil roulant, condamnée à l’inaction, dépendante de mes proches, je n’étais plus en mesure de mener une existence « normale ». Avec 3 rechutes de ma blessure entre les rééducations, j’ai dû m’organiser, faire les démarches pour être reconnue travailleur handicapée pendant près d’un an et demi, et bénéficier d’un aménagement de mon poste de travail à la SNCF. Je ne pouvais quasiment plus rien faire et dans cette période sombre, la femme active que j’étais encore peu avant n’avait plus que pour seul objectif que celui de remarcher. Après pareil accident, on ne peut pas se sentir infaillible. Plus profondément, cette épreuve a changé mon rapport à la vie, à la famille, aux gens, et a changé mon regard sur leurs problèmes quotidiens. Elle a décuplé mon empathie envers toutes les personnes touchées par le handicap. Leur sort me sensibilisait déjà mais la douleur, les difficultés quotidiennes auxquelles j’étais soudain confrontée, m’ont permis de comprendre dans ma chair, ce que c’était de vivre dans de telles conditions, avec les multiples obstacles d’une société encore trop peu adaptée au handicap. J’ai eu la chance de pouvoir remarcher normalement après deux années, d’abord avec des béquilles, puis, à la suite d’une longue rééducation, « librement ». Tout le monde n’a pas cette chance. J’ai été souvent insupportable pour mon entourage, frustrée de ne plus pouvoir donner, de dépendre d’eux, de me sentir, en quelque sorte, à leur remorque. Toute l’existence est bouleversée : le travail, les sorties, les vacances, le rôle de mère, d’épouse, son utilité sociale, sa place dans la collectivité… J’ai mis ce temps d’immobilisation à profit pour m’informer, notamment sur le nouveau paysage politique, faire le bilan, réfléchir à des projets, des envies, me projeter, malgré tout. 

Cette épreuve m’a grandie car elle permet de repenser ses priorités, de ne pas perdre de vue sa condition de mortel, fragile, vulnérable, dont l’existence peut à tout moment basculer. Elle est l’occasion aussi de réfléchir à de grandes décisions, ce que j’ai fait. 

PRÉMICE D’UN ENGAGEMENT

Clouée dans mon lit, j’avais le temps de suivre l’information et je me suis passionnée pour cet incroyable défi, ce nouveau parti “En Marche”. Avant mes années SNCF, mon rôle à la municipalité de Lille, comme directrice de cabinet de Martine Aubry, avait une dimension politique et je m’étais forgé au fil du temps des convictions et des valeurs sans dogme. J’avais plutôt le cœur à gauche, par héritage familial, mais je n’étais pas une militante inconditionnelle du parti socialiste, qui me décevait, comme il décevait tant d’autres Français. 

Lorsque j’étais immobilisée chez moi en 2017, j’appartenais à la société civile, j’étais une citoyenne comme une autre, une électrice parmi d’autres. Parce qu’il entendait justement faire une place aux profils venant du monde de l’entreprise, du milieu associatif ou culturel, le nouveau parti d’Emmanuel Macron a créé un appel d’air. J’ai eu envie de m’y engouffrer. Jouer un rôle, même mineur, dans cette aventure représentait alors un horizon possible. L’idée germait chaque jour un peu plus dans ma tête. J’avais pour la première fois, envie de m’engager en politique. Le fait d’avoir été dans les coulisses du pouvoir municipal, d’avoir participé à l’accompagnement de politiques publiques, m’avait probablement laissée sur ma faim. J’avais baigné dans le monde politique pendant plus de 15 ans, dès la fin de mes études. J’avais, pour le meilleur et le pire, été au cœur de la machine. La logique de partis de l’époque, le système existant, ne m’avaient jamais inspiré d’en faire moi-même, mais les sujets m’avaient souvent passionnée. Cette fois, une offre politique me donnait envie d’y aller vraiment. C’était, je crois, le bon timing. J’avais suffisamment de maturité, j’avais un bagage, un vécu, et aussi cette fraîcheur qui pouvait être utile à un parti neuf promettant le renouvellement. Et j’avais tout loisir d’y penser. Les temps de soins longs de ma blessure m’offraient le temps de réfléchir mûrement à mes envies, mes projets, et à la portée d’une telle décision. 

Je n’avais encore rien décidé à ce moment-là, mais c’est durant cette période que mon intérêt est né. Je n’avais rien décidé, d’abord, parce que je ne savais trop de quoi l’avenir serait fait. Ironie, le mouvement qui m’attirait s’appelait « En marche » et j’en étais incapable. Il naissait à toute allure dans un élan qui requérait à l’évidence une énergie folle. Mais l’idée était désormais bien ancrée dans ma tête. Au pire, je serai une électrice d’En Marche. Et si le destin le permettait, j’y jouerai un rôle. Progressivement j’ai pu quitter mon lit, puis mon fauteuil roulant, de me déplacer avec des béquilles et de reprendre le travail. 

Le destin a pris la forme d’une rencontre inopinée un beau jour de décembre 2017 dans un train, le TGV qui me ramenait de Paris où je travaillais à mon domicile à Lille. Je rencontre alors Christophe Itier. C’est grâce à lui que mon envie de m’engager va bientôt se concrétiser. 

Ce jour de décembre 2017, je me déplace, avec des béquilles, lorsque nous nous retrouvons dans la même voiture du train. J’avais connu Christophe Itier alors qu’il travaillait chez Deloitte une dizaine d’années plus tôt. Candidat malheureux d’En Marche à Lille aux législatives de 2017, battu seulement de quelques voix, il a été nommé depuis peu Haut-commissaire à l’économie sociale et solidaire, et il est le chef de file naturel de la République en marche dans la région Nord. Nous échangeons sur la politique lilloise, ce qu’il faudrait changer, inventer. La conversation, passionnante, dure tout le trajet et arrivés à destination, nous ne voulons pas en rester là. Christophe me propose de poursuivre autour d’un café, le dimanche qui suit. Nous nous retrouvons alors dans un troquet près de la place du Concert. Là, nous partageons plus amplement nos convictions sur la nécessité de renouveler les acteurs politiques de Lille, d’associer le mouvement associatif, de proposer une autre politique moins sectaire, moins brutale, plus créative. Je dis mon attrait pour le nouveau mouvement qu’il porte localement. Je lui exprime mon intérêt pour recruter des gens impliqués, motivés. C’est le début de l’aventure. 

Bientôt nous nous retrouvons régulièrement dans un café, avec deux responsables d’association, pour dessiner un projet. La rencontre avec Christophe agit comme un déclencheur de mon engagement. L’envie était là assurément, mais c’est cette rencontre qui a fait tout basculer. L’hypothèse, longuement mûrie entre les quatre murs de la chambre où j’étais alitée, devenait réalité. Tout sauf un coup de tête mais je ne suis pas sûre que j’aurais franchi aussi rapidement le pas sans ce coup de pouce du destin, cette rencontre dans un TGV.

Lorsque je m’affiche aux côtés de Christophe Itier aux vœux de l’opposition, début 2018, à l’invitation de Thierry Pauchet, conseiller municipal “Un autre Lille”, et de Jean-René Lecerf, alors président du Département du Nord, le signal est clair et fort. Au premier rang dans la salle du Gymnase, place Sébastopol, cet engagement se concrétise aux yeux de tous. La presse écrit alors que cette alliance entre « l’ex dircab et le marcheur » risquait de « faire du bruit dans le Landernau ». C’est le cas. A la Voix du Nord qui m’interroge sur mes relations avec Martine Aubry, j’explique alors qu’”on peut avoir de la fidélité envers une personne et ne pas être d’accord avec tout ce qu’elle fait”. J’estime qu’il y a une grande cohérence entre ce que j’ai fait à Lille dans mes fonctions et ce que je vais développer avec Christophe Itier. Je ne suis pas seulement diplomate. Même si je ne me retrouve plus depuis longtemps dans la politique de Martine Aubry, et encore moins dans ces méthodes, je la respecte. Je pense même que son bilan est un sacré gâchis car elle a du talent et d’indiscutables atouts. Malgré ses défauts, je la sais intelligente, cultivée. Et ma relation de travail avec elle, même si mon rôle n’était pas toujours facile, a été très correcte, et parfois passionnante. C’est à la responsable politique que je m’oppose publiquement, pas à la femme. Je ne suis pas en guerre contre elle, je m’oppose à sa politique. Je soutiens un autre projet. Je ne pourchasse pas un fantôme du passé, j’imagine un autre futur. Je n’ai aucune vocation à jouer un rôle dans un film style « Potins de femmes », nous méritons mieux elle et moi. Je n’ai aucune envie de la rabaisser sur un plan personnel, ou de réduire cette divergence politique à une querelle de chiffonnières entre deux femmes qui ne font plus tandem. Je dois toutefois assumer bien sûr ce nouvel engagement et le côté un peu romanesque du face à face. Mais pour moi, il n’y a pas de contradiction. Je suis une ancienne collaboratrice de la maire, qui milite aujourd’hui dans un parti différent du sien, ce PS qui n’a jamais été le mien.    

En ce début 2018, Martine Aubry n’est pas encore officiellement candidate à sa réélection, elle fera longtemps planer le suspense, j’inscris ma démarche au-delà de sa personne, dans la durée, sur la foi de mes idées. Si tout tourne autour d’elle alors, c’est parce qu’elle a organisé les choses ainsi. Je comprends évidemment les interrogations des journalistes, nous avons travaillé ensemble et nous voilà rivales, pas ennemies, et c’est la vie. Je suis Lilloise, elle est maire de la ville, j’ai envie de m’engager, il faudra donc sans doute nous confronter. J’ai confiance alors dans une certaine tenue des débats. Le combat politique n’est par essence pas tendre, mais à mes yeux à l’époque, Martine Aubry ne peut pas s’abaisser à des coups tordus indignes. Je la crois au-dessus de ça. Je n’ignore pas son mauvais caractère mais les vrais coups tordus, les boules puantes, c’est autre chose. Peut-être parce que nous avons été proches autrefois, je pense même qu’elle fera preuve d’une certaine élégance. Je me trompe dans les grandes largeurs. Je vais le découvrir rapidement. 

En attendant, du passé, je retiens surtout ce qui peut nourrir mon engagement. L’action “Lille, ville de la solidarité” dont je me suis occupée dans mes fonctions municipales, illustre la façon dont j’ai envie de faire de la politique. Cette action s’était traduite par le début de Lille-Plage et Lille-Neige, par le parrainage des clubs sportifs, par la mise en place de vacances  partagées, et par la création des Réveillons solidaires qui existent encore aujourd’hui. C’est ça que je veux apporter de mon vécu à la mairie, cette expérience d’une politique de proximité. Je suis franche sur mon expérience et je me sens libre. Je n’ai pas envie d’étriller Martine Aubry. Je suis une adversaire. J’entends m’investir dans un mouvement opposé à sa politique et ses méthodes. Dans le respect. 

Avec le recul, je suis certaine que mon engagement politique s’est nourri de mon accident et a accru ma sensibilité. Diminuée, tenue malgré moi à l’écart de l’espace social, à la fois exaspérée et combative, j’ai ressenti le besoin de faire société avec mes contemporains, de m’engager dans un mouvement à visage humain qui promettait de vraiment changer le quotidien des citoyens. Ce genre d’épreuves incline à penser aux plus fragiles, à ceux qui sont exclus, en marge, empêchés. A ceux qui, contrairement à moi, ne sont pas forcément entourés dans l’épreuve ou qui n’ont pas les mêmes possibilités de rebondir. J’admire le courage et la dignité de ces personnes qui se bagarrent pour retrouver toute leur place dans la société, pour réinventer leur existence. Les collectivités locales, l’État, le secteur privé, doivent les accompagner, les aider et les écouter. Je ne fais pas partie de ces grands accidentés qui n’ont pas pu reprendre leur vie d’avant. En dehors de la danse, je n’ai pas été obligée de renoncer à quoi que ce soit à cause de cet accident. Mais je n’ai pas oublié les sentiments que j’éprouvais lors de ce coup d’arrêt, ce grand chambardement dans ma vie. Lorsqu’on est immobilisé, on se projette difficilement dans l’après, surtout dans ces moments où les pensées les plus sombres vous assaillent. Je suis quelqu’un de rationnel, pragmatique, j’avais des informations rassurantes, un entourage formidable, un travail. Mais lorsqu’on est littéralement clouée, on ne peut pas ne pas penser à ce que serait son existence si on ne guérissait pas, on ne peut pas ne pas imaginer ce que ressentent d’autres, à qui on a pronostiqué une guérison impossible, un tournant irrémédiable. 

Les politiques sont souvent dépeints comme des hyperactifs, conquérants, en perpétuel mouvement. La fonction est intrinsèquement liée à l’action. Mais c’est dans les traversées du désert, les échecs, les épreuves, que nombre de responsables politiques ont rencontré leur vrai destin politique. Régulièrement, je repense à cet accident, à ce moment suspendu, un peu hors la vie. Parce qu’il est riche d’enseignements, parce que c’est une leçon d’humilité. On ne risque pas de se croire invincible, inépuisable, instoppable. 

Quand le corps vous a rappelé certaines réalités, vous retenez le message. J’y repense parce que ce moment pénible, parfois déprimant, est aussi associé au combat. On découvre, ou on redécouvre, sa capacité à affronter l’adversité, sa détermination à surmonter les difficultés, les moments de désarroi aussi, d’impuissance, d’angoisse. Ce combat individuel est en prise avec des questionnements universels. Sur l’exclusion, le déclassement, sur le concept d’utilité sociale, sur la notion de réussite. Notre société basée sur la performance accepte mal l’échec et les personnes en difficulté sont renvoyées à leur statut social, qui détermine trop souvent la valeur qu’on leur accorde. Parce que je n’ai jamais supporté le clanisme, les réseaux repliés sur eux-mêmes, les systèmes oligarchiques impénétrables, l’entre-soi, j’ai toujours rejeté la «dictature» du statut social, qui consiste à exclure insidieusement du jeu ceux qui n’ont pas le «bon» profil ou à se détourner des déclassés. 

C’était tout l’enjeu de mon engagement dans un parti ouvert aussi à ceux qui ne font pas, ou plus, partie des microcosmes. Dans un mouvement qui encourage à oser. En France en particulier, beaucoup préfèrent ne rien tenter plutôt que d’échouer. C’est le vieil héritage culturel d’un système centralisé et verrouillé où il s’agit de conserver sa place, son statut, ses prérogatives, au détriment de l’équité et de la vivacité du système. Dans certains pays, c’est la capacité des individus à tenter, qui est au contraire valorisée. L’échec n’est pas tabou, il est la contrepartie de l’audace, de la prise de risque. C’est ce modèle-là qui m’inspire et le mouvement auquel j’appartiens propose une nouvelle grille de lecture, un changement de mentalité. J’aime la prise de risque, quitte à échouer. J’ai eu la chance de ne pas connaître d’échec marquant dans ma vie professionnelle, et je n’associe pas cet accident à un échec. Mais il a remis en question ma place, mon rôle, mon statut social. Au final, il m’a donné des ailes et incitée à faire un pari. Je m’efforce de ne jamais oublier les épreuves parce qu’elles nourrissent la volonté, la compassion, la connexion au réel.

TRAVAIL DE SAPE

Lorsque je me suis engagée auprès d’En Marche, Martine Aubry s’est livrée à une attaque particulièrement cynique, inimaginable même, mais qui finalement lui ressemble bien : elle a osé questionner la réalité de ma maladie, de mon handicap, et s’est crue autorisée à demander des comptes à la SNCF sur ma santé, sur mes compétences, sur la nature exacte d’un travail supposé aussi fictif que mon handicap. Je dus même justifier de la réalité de mon travail après une intervention directe de sa part à plusieurs reprises auprès de Guillaume Pépy, patron de la SNCF.  J’avais confiance dans la SNCF, dans le travail que je menais avec eux, mais je ne pouvais pas totalement exclure les pires conséquences de cet interventionnisme. Guillaume Pépy, Président de la société, rappelons-le, avait travaillé à ses côtés de nombreuses années et lui vouait encore une sorte d’allégeance historique. 

J’étais sidérée, consternée de devoir me justifier en interne, et indirectement auprès d’elle. Non seulement, je souffrais d’un handicap, et de ses conséquences sur la vie quotidienne, mais en plus, je risquais d’être mis au ban. C’était en tout cas le but recherché par Martine Aubry. Sa tentative a échoué. Les compte-rendus réguliers de mon activité de cadre, ainsi que mes évaluations annuelles ont conclu que mon travail était irréprochable, mais ce fut une épreuve dans l’épreuve. 

A l’arrivée, Martine Aubry n’a réussi qu’à renforcer mon empathie envers ceux qui sont menacés de perdre leur emploi, ceux qui, dans des entreprises moins humaines que la SNCF, sont poussés vers la sortie à cause de leur maladie, ou qui sont placardisés. Et elle m’a renseignée sur ses méthodes, confortant ma détermination à combattre son système. Car même si l’attaque était personnelle, et en partie liée à notre passé, elle en disait long sur ce qu’était devenue sa politique et sa morale politique. Un sujet concernant tous les Lillois.     

J’ai eu peur pour l’avenir lorsque Martine Aubry s’est attaquée à mon travail, d’autant que l’association culturelle de mon mari, la Maison de la Photographie, se retrouvait privée de subventions, une rétorsion politique de la municipalité de Lille, qui mettait en péril son projet culturel, son travail.  Dans la logique de ces personnes, on pratique la politique à l’ancienne, il faut tuer l’adversaire, tout faire pour l’affaiblir et le discréditer. Sans états d’âme on s’attaque à une structure culturelle qui à l’époque fêtait ses 25 ans d’actions dans un quartier en grande souffrance, classé prioritaire en “politique de la ville”. J’y reviendrai.

L’un et l’autre, pour des raisons différentes, à des degrés différents, affrontons en parallèle des difficultés. À la suite des difficultés financières de l’association que dirigeait mon époux, pour laquelle il a consacré plus de 25 ans de sa vie, il s’est retrouvé privé du projet qu’il avait construit au service des photographes, des artistes, des habitants et de l’accès à la culture pour tous, avec ses tripes et toute sa passion. Après des années de travail, ce n’est pas une injustice qui le frappait seulement lui, il était l’une des victimes d’un système où des années de labeur sont niées. 

En tant que responsable politique, je ne peux pas, je ne veux pas, être fataliste. Et ce que je traverse, ou ce que mes proches traversent, doit nourrir à chaque fois ma sensibilité aux problèmes des autres. Je n’ai pas honte d’évoquer ces épreuves, au contraire. Les citoyens doivent savoir que nous ne vivons pas sur une planète à part. Nous traversons des échecs, lors d’élections, dans notre travail, dans nos projets personnels. Cela peut paraître d’une banalité affligeante mais les politiques sont tellement associés à des privilèges, tellement déshumanisés, que c’est une banalité qu’il me semble bon de rappeler. Désormais punching-balls, les politiques sont l’exutoire de tous les maux et il est de bon ton de les dépeindre comme des aliens, en rupture avec la réalité. A nous, responsables politiques, de dépeindre un autre tableau, et de tordre le cou à ces discours populistes. Nous ne sommes pas, pour la grande majorité, coupés du monde, insensibles aux autres, autistes aux souffrances, résignés, y compris face à des maux qui gangrènent la société depuis des décennies. La noblesse de l’engagement politique est la capacité d’empathie, c’est-à-dire notre capacité à être touché, mobilisé, par des problèmes qui ne nous affectent pas nécessairement mais nous préoccupent pourtant. Lorsqu’on a soi-même connu des épreuves, il va de soi que ces difficultés entraînent une compréhension naturelle du quotidien des gens. Ils doivent pouvoir eux-aussi s’identifier aux politiques. La plupart sont confrontés aux épreuves. Et lorsqu’ils ont la chance d’être épargnés, ils ont le devoir de se mettre à la place des citoyens. C’est mon cas. C’est pour cela que je veux témoigner et partager à la fois mes combats et mes ressentis.

J’ai raconté plus tôt l’accident qui m’avait fragilisée. J’ai raconté aussi comment Martine Aubry, lorsqu’elle a compris que je me lançais en politique à En Marche, après m’être affichée lors des vœux de l’opposition aux côtés de Christophe Itier en janvier 2018, a tenté de me faire virer de la SNCF, et a lancé une véritable opération de liquidation de la Maison de la Photographie. 

Ce coup d’épée dans l’eau n’allait pas la décourager. J’aurais dû me douter qu’elle utiliserait tous les moyens pour s’assurer de rester en place après les municipales de 2020. Pourtant, elle a réussi à me sidérer. Les manigances ont démarré très tôt. Et ont constitué une forme de violence politique, qui a existé pendant toute la campagne des municipales. J’ai été victime de rumeurs, de calomnies, de menaces, d’attaques. Plus grave, j’ai subi, avec d’autres candidats, une élection manipulée ou détournée par la municipalité en place. Au point que nous avons déposé un recours, avec Les Verts. Sur tous ces sujets, j’ai ou je vais proposer des remèdes car à chaque fois, c’est du bon fonctionnement de la démocratie dont il est question. L’élection n’a pas été uniquement perturbée par des manifestants radicaux, mais par un “système municipal” censé être au service de tous les Lillois qui s’avèrera plutôt être au service de ses propres intérêts.

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6 mars 2025