TRIPATOUILLAGE ÉLECTORAL
Ainsi, alors que la campagne électorale est officiellement ouverte le 1er septembre 2019, la maire sortante dit avoir pris sa décision mais indique qu’elle ne la rendra publique que plus tard. A mes yeux, un faux suspens, tant il semblait évident qu’elle allait replonger. Le 16 septembre, toujours drapée dans le mystère, elle tient une conférence de presse où elle présente et valorise différentes réalisations et propositions de la Ville. A un journaliste qui l’interroge sur la régularité de cette conférence en période électorale, Martine Aubry répond : « je suis conseillère d’État, je connais la jurisprudence », contrevenant ainsi à art. L.106 du code électoral. La question était judiciaire. Toute conseillère d’État qu’elle était, elle faisait campagne, sans faire campagne.
En novembre 2019, un documentaire intitulé « La Dame de Lille » est diffusé sur France 3 en local, puis nationalement. Alors que la campagne a démarré, Martine Aubry bénéficie du plus beau spot télé dont elle pouvait rêver. C’est une longue hagiographie et elle est financée par la télévision publique.
Le panégyrique dure 52 minutes, l’équivalent d’une dizaine de reportages sur un candidat lambda au JT de France 3. J’ai toujours été très attachée au service public audiovisuel, et je dois dire que là, sur ce documentaire, la question de l’acte partisan ou militant s’est posée. En pleine campagne électorale, il est difficile quand on visionne le film d’imaginer qu’il n’exprime pas une opinion. C’est un sujet sur lequel je travaille, en tant que députée, car il est récurrent et prégnant, à un moment où nous entrons dans les Etats Généraux de l’Information.
Non seulement, la télé la met à l’honneur en pleine bataille électorale, mais le documentaire, présenté comme un événement, fait l’objet d’une avant-première en soirée à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille, où la haute-société lilloise est évidemment conviée. Martine Aubry n’a toujours pas officialisé sa candidature mais c’est désormais un secret de polichinelle. Et quoi de mieux qu’un documentaire qui chante ses louanges comme rampe de lancement ?
Le film sera rediffusé et restera disponible en replay durant toute la campagne, y compris durant les périodes dites de réserve. Par son contenu, le film est une contribution en nature à la campagne électorale. Il ne lui coûte rien, et alors qu’elle dispose déjà de moyens conséquents, que tous les événements officiels lui permettent de se mettre en avant et d’être présente dans les médias, elle assure la promotion du film. Évidemment, elle ne peut que se féliciter de son contenu. Pour moi comme pour mon équipe, cette grande opération de communication nous choque. Le film nous paraît contrevenir de façon éclatante aux dispositions du code électoral encadrant la liberté de communication audiovisuelle. Tancée par un de mes collaborateurs sur Twitter, la chaîne France 3 rétorque que le documentaire s’inscrit dans une collection sur des maires de grandes villes, parmi eux Gérard Collomb à Lyon ou Alain Juppé à Bordeaux. La différence, c’est que les autres ne se représentent pas. Et quand bien même, l’idée de favoriser plusieurs élus au détriment d’autres, ne nous auraient pas consolés. Ce n’est pas le film, même s’il est complaisant, qui est en cause. C’est la période de diffusion, les modalités de promotion et cet accès en replay, mode de consommation grandissant de l’information. S’il avait été à charge contre Martine Aubry, cela aurait posé le même problème, dans l’autre sens. Et croyez-moi, cela aurait fait scandale. La maire n’aurait pas assisté à l’avant-première et elle aurait remué ciel et terre pour le faire déprogrammer. Elle n’aurait pas eu tort. Mais le risque était minime. Martine Aubry n’aurait pas pris le risque d’honorer de sa présence la première d’un film la concernant sans en connaître le contenu avant. Elle a suffisamment eu suffisamment d’articles de presse et de livres critiques auparavant, comme « La dame des 35 heures » de Philippe Alexandre, pour se méfier de ce que l’on dit d’elle. C’est donc rassurée qu’elle a commencé à faire campagne officieusement, en s’appuyant notamment sur ce « magnifique » outil de promotion. Peut-être même qu’elle a attendu sa première diffusion pour officialiser son entrée en campagne, afin que cela paraisse moins choquant. Pour paraphraser un ouvrage célèbre, une maire ne devrait pas faire ça.
Le 29 novembre, Martine Aubry, auréolée par le film, se lance enfin officiellement dans la campagne. Elle ne s’embarrasse guère de certains principes. Elle utilise ainsi les moyens de la commune pour faire campagne. Des ressources que bien sûr, ses concurrents n’ont pas. A quoi bon s’encombrer d’un local de campagne puisqu’elle dispose de la plus belle des vitrines : la mairie. C’est là que sa campagne se déroulait vraiment. Elle n’a même pas pris la peine de faire semblant de louer un local et s’est justifiée en expliquant qu’elle avait stocké du matériel dans un garage d’un ami et organisé des réunions à l’étage d’un restaurant rapide.
Il va sans dire que Martine Aubry n’a pas géré toute sa campagne électorale depuis les étages d’un fast-food. Alors que bien des élus se font retoquer 300 euros d’écharpes ou l’achat de chaises à 6€ pièce, par la CNCCFP, commission des comptes de campagne, la maire de Lille utilisait des moyens publics sans que ça ne suscite de réactions. Un maire, même célèbre, ne doit pas paraitre intouchable et à agir à sa guise avec les fonds publics pour faire campagne. L’honneur voudrait qu’elle ne soit que maire dans le bâtiment public, et candidate à l’extérieur, lors de réunions, de meetings, de tractages… Qu’elle soit maire sortante est une chose. Il est logique qu’elle continue à gérer la ville et que, pour le meilleur et le pire, car sa gestion fait grincer des dents, elle ne soit pas totalement une candidate comme les autres. De là à mobiliser les moyens municipaux pour sa campagne… Elle le fait pourtant sans vergogne. Des salariés de la ville tractent à la sortie du métro ou sur les marchés, en dehors de leurs heures de travail, bien sûr…
J’ai eu aussi la désagréable surprise de découvrir le revirement d’une personnalité lilloise du monde sportif, Licia Boudersa, triple championne du monde de boxe, et amie de mon premier colistier Ali Douffi. Après une belle rencontre, je lui propose d’entrer sur ma liste. Elle décline parce que je refuse de lui promettre un emploi, et qu’elle préfère donner la priorité à sa recherche de poste. Je comprends évidemment son choix, je le respecte.
A mon grand étonnement, elle s’engagera en mars 2020 aux côtés de Martine Aubry. Elle ne cherche donc plus d’emploi, s’est piquée de passion pour la politique ? Martine Aubry a peut-être su trouver les mots… En fait, elle a trouvé mieux : un emploi à la mairie de Lille. Cela s’appelle acheter un soutien. La boxeuse avouera d’ailleurs plus tard qu’elle était prête à soutenir n’importe quelle personnalité qui lui donnerait un emploi. Un engagement peu flatteur pour Martine Aubry, dont la politique l’indifférait donc. Cette boxeuse avait besoin de travailler, c’est compréhensible mais surtout, elle s’est donc compromise par nécessité, en quelque sorte. C’est regrettable. Ce qui est inexcusable à mes yeux, c’est l’attitude de Martine Aubry qui a profité de cette situation au bénéfice de sa campagne.
C’est un exemple flagrant d’une utilisation des moyens de la collectivité dans l’intérêt électoral. Bon prince, elle aurait pu l’aider à trouver un emploi sans contrepartie. Ou, soucieuse de l’éthique, elle aurait pu lui demander son soutien sans un emploi en contrepartie. C’est la troisième voie qui a été choisie, celle du donnant-donnant. La mairie étant l’un des principaux employeurs de la ville, c’est en DRH toute puissante qu’elle a géré l’affaire. Au mépris des règles. Normalement les offres d’emplois publics doivent être publiées pour être accessibles à tout le monde. Ce ne fut pas le cas. La plus grande indignation d’ailleurs fut celle des agents du service des sports, de ces vacataires qui attendent depuis tant d’années un contrat sécurisant. Licia Boudersa leur est passée devant. Ce moment a donné lieu à un tract de la CFDT municipale dénonçant les entorses sérieuses aux modalités de recrutement et de publicité pour les postes vacants en mairie. Choquée, j’ai demandé à mon équipe de prendre note avec soin des faits et agissements du maire.
Le soir du premier tour, le 15 mars 2020, je suis qualifiée pour le second tour. Un peu déçue, certes, par le résultat qui me place en troisième position, mais satisfaite tout-de-même de ce score encourageant, surtout dans le climat d’hostilité et de violences que j’ai décrit. Et dans un combat avec des armes si inégales. Mais je veux croire dans la remontada. Je suis désireuse de repartir en campagne aussitôt. Le confinement change la donne. Après la ferveur, c’est le black-out. Les médias ne parlent quasiment plus que de cette pandémie angoissante et la campagne est reléguée au second plan. Avec mon équipe, nous faisons tout pour nous adapter à ces conditions surréalistes. A cause du Covid, le deuxième tour n’aura lieu que le 28 juin au lieu du 22 mars. J’ai 3 mois pour réduire l’écart. Les conditions seront difficiles mais une remontada est d’autant moins irréaliste.
A la mi-mai, le confinement est levé et la campagne repart de plus belle, avec masques. Nous constatons alors de nouvelles irrégularités. Par exemple, de nombreux courriers de la ville étaient adressés aux habitants, en particulier aux 33.000 personnes âgées résidant à Lille, pour promouvoir la gestion de la commune ou de ses réalisations. Martine Aubry utilisait à nouveaux les moyens de la mairie, ses listings, son courrier, pour faire campagne.
Le comble est atteint avec les pressions qu’elle et ses partisans exercent auprès de personnes ou d’organismes bénéficiant d’aides ou de subventions de la commune : des commerçants dont l’activité avait été soutenue par la ville au plus fort de la crise sanitaire se sont ainsi vus inscrits sur une liste de soutiens à la majorité municipale sortante. A nouveau le mélange des genres. Elle tremble, c’est évident. Elle a sans doute des sondages confidentiels, elle sait que chaque voix compte. Et pour aller les chercher, elle ne s’encombre pas de principes.
Le 22 juin 2020, c’est-à-dire à seulement six jours du second tour, la présidente de l’Association Lilloise pour Favoriser la Participation des Habitants (ALFPH), une importante association para-municipale, influente dans la répartition des subventions aux différentes associations de la commune, diffuse un courriel à 300 destinataires, personnes physiques ou structures associatives, les appelant à voter pour la liste conduite par Martine Aubry. Ce message indique même que, sauf avis contraire de leur part, ces destinataires se trouveraient inscrits sur la liste des soutiens à l’équipe municipale présentée par la maire sortante. Sidérant. Martine Aubry pratique l’opt-out électoral. L’opt-out est cette vieille pratique qui consistait à obtenir par défaut le consentement du destinataire d’une publicité : s’il n’a pas dit « non », c’est « oui ». Le plus consternant était cette attitude multirécidiviste de «détournement» des moyens de la municipalité à des fins de propagande. Comment refuser de soutenir quelqu’un qui vous verse des aides et subventions ? Comment lui faire cet affront à six jours des élections ? Tout un tas d’associations, de commerçants sont dépendants de décisions de la municipalité. Mon équipe a rencontré des commerçants ciblés qui possédaient une terrasse. Plusieurs s’étaient retrouvés sur la liste de soutien alors même qu’il avait dit non. L’un d’eux, qui était signataire, n’a pas osé dénoncer la méthode publiquement, en expliquant : «si elle est réélue, j’ai besoin de ma terrasse». Entendre ce genre de craintes, ce n’est pas très rassurant. Peur sur la ville.
Heureusement, tous les acteurs économiques de Lille ne cèdent pas au diktat de Martine Aubry. Loin de là. Si certains, plus vulnérables, redoutent les rétorsions, et c’est bien compréhensible, de nombreux autres osent lui tenir tête et s’exprimer publiquement contre sa politique. Ils en ont absolument le droit et l’existence de pareils débats est vital pour la démocratie locale. Lors des municipales, des entrepreneurs, des commerçants se sont affichés avec enthousiasme à mes côtés. Ils connaissent le système Aubry mais, et c’est toute la limite de cette piteuse politique de la peur, elle crée des vocations inverses. Le chantage voilé, les menaces de rétorsion ou au contraire le clientélisme et les incitations à la carotte en exaspèrent beaucoup. Le tissu économique lillois, n’en déplaise à Martine Aubry, reste traversé par l’esprit d’indépendance et de libre entreprise. Parmi ceux qui n’ont pas redouté de froisser l’édile, et même de s’afficher publiquement avec une rivale, il y a Laurent Rigaud, alors président de la Chambre des métiers et de l’artisanat du Grand Lille, personnalité de poids, éloquente et influente. celui qui est aujourd’hui vice-président de Xavier Bertrand, a été un soutien particulièrement précieux et même moteur dans ma campagne de 2020. Nous avons toujours des relations extrêmement cordiales.
Durant les municipales, nous sommes rentrés en contact au sujet de la situation du commerce à Lille. Nous nous connaissions par mon travail en mairie. En tant que nouveau président de la Chambre des métiers et de l’artisanat, il allait régulièrement à la rencontre des artisans pour échanger sur leurs difficultés, leurs projets. Ensemble, nous avons notamment visité un primeur bio installé rue Pierre Mauroy, et cette visite affichée sur les réseaux sociaux a constitué une forme de soutien à ma campagne municipale. C’est grâce à Laurent Rigaud que j’ai découvert que la Chambre des Métiers et de l’Artisanat mettait en place un CAP primeur, un métier qui se développe en raison de la forte demande des consommateurs. Il suffit de s’intéresser aux projets des commerçants et artisans lillois pour constater la vitalité des idées, la soif de projets et l’envie de contribuer à la construction d’un espace marchand vivace et innovant.
Durant toute la campagne, j’ai pu compter sur Laurent Rigaud, à la fois pour échanger sur les programmes de mobilité et pour faire des propositions grâce à notre travail commun sur les zones de livraison à développer dans les quartiers, ou sur un stationnement spécifique aux artisans qui effectuent des travaux chez les habitants. Nous avons imaginé un abonnement spécial pour ceux travaillant et intervenant à Lille. Nous avons également beaucoup travaillé sur les sujets d’emploi et d’insertion, notamment par l’apprentissage. Cette collaboration a été l’un des temps forts de ma campagne, dont l’économie locale était au cœur du programme. Autre soutien notable, Frédéric Motte, ancien maire d’une petite commune du Nord, qui était un représentant des milieux économiques et de l’entrepreneuriat. Il est lui aussi aujourd’hui vice-président de Xavier Bertrand, qui sait décidément s’entourer. Frédéric Motte m’a largement encouragée en m’invitant au Medef, à des événements économiques et en s’affichant à mes côtés. Un symbole fort qui soulignait l’intérêt et la crédibilité d’une candidature favorable et bienveillante envers l’économie et l’emploi dans la métropole lilloise, avec une vision métropolitaine.
Frédéric Motte n’a pas redouté s’afficher auprès de la personne que Martine Aubry avait désignée comme cible. Frédéric Motte a même soutenu avec entrain mon projet de repenser la rue du Faubourg des Postes à Lille Sud, une “Avenue des modes” revisitée, basée sur l’économie circulaire et solidaire du textile. C’était l’un des grands projets de mon projet Faire Respirer Lille et ce coup de projecteur était évidemment bienvenu. Avec Frédéric Motte, Laurent Rigaud et Philippe Hourdain, Président de la Chambre Régionale de Commerce et d’Industrie, nous avons organisé la conférence de presse : « Trois personnalités lilloises rejoignent Violette Spillebout et s’engagent pour un développement économique nouveau, responsable et solidaire ». L’implication concrète et inspirée de ces personnalités de la société civile ont matérialisé une alternative dynamique à la politique confite de l’équipe sortante. Philippe Hourdain, qui n’avait pas pu être présent à la conférence de presse, était très impliqué dans cette volonté de renouveau. Il m’a apporté un soutien sans réserve. Il s’est beaucoup opposé à Martine Aubry sur son projet pour le Port de Lille, notamment, n’hésitait pas à battre en brèche régulièrement la vision monopolistique de l’activité économique locale par la mairie et à combattre le plan de circulation lillois. Ces soutiens, et bien d’autres, ont été cruciaux et ont permis d’animer un véritable débat.
Reste que Martine Aubry s’est employée à l’étouffer et que ses manœuvres ne sont pas sans conséquences. Son opt-out électoral était indigne. Sous le feu des critiques, la présidente de l’ALFPH s’est rétractée rapidement, mais les destinataires avaient fort bien compris le message et le sort qui serait éventuellement réservé à leurs demandes de subvention. Le mal était fait.
Le 28 juin, jour du 2ème tour, est lui aussi entaché par les anomalies et les irrégularités, que nous allons vite découvrir.
Ce soir-là, toute notre attention se porte évidemment sur le dépouillement. Surprise, la liste conduite par la maire sortante est sérieusement accrochée par la liste des Verts menée par Stéphane Baly, tandis que je termine à la troisième place avec 20,58 % des suffrages exprimés. Le suspense dure toute la soirée. Les scores sont si serrés que les médias n’osent pas s’avancer. Jusqu’à ce que les médias nationaux ne finissent par annoncer la victoire de Stéphane Baly ! Coup de tonnerre. Malgré tous ses efforts, Martine Aubry est battue.
Puis finalement non. Dans un sensationnel retournement, la liste de Martine Aubry est déclarée victorieuse d’extrême justesse, avec 227 voix sur… 30 551 suffrages exprimés. Un écart de moins de 0,7%. Etonnamment, et avec beaucoup de retard, les voix manquantes sont arrivées de Lomme…
Je suis un peu sous le choc de ces résultats… Le sursaut espéré n’a pas eu lieu, la déception est à la mesure de l’effort déployé. Pas de remontada et une victoire à l’arrachée par une maire sortante qui avait montré le plus grand mépris pour l’intégrité. Nous en reprenions pour six ans.
Ce soir-là, je ressens aussi la satisfaction du devoir accompli. Mon score est finalement plus qu’honorable, surtout dans le contexte national d’alors, et ma liste remporte six sièges. Six élus seulement à cause du mode de scrutin à forte prime majoritaire, c’est la règle. Mais 6 élus tout de même ! Nous n’en avions aucun. Le soutien de mes partisans me remonte le moral : alors que nous sommes réunis, nombreux, dans une brasserie proche de l’Hôtel de Ville, le Versailles, dans une ambiance enthousiaste, je prends conscience que j’ai réuni autour de moi un vrai mouvement. L’avenir est prometteur. Martine Aubry, en déclin, est repassée de justesse. Avec mon équipe, c’est le début de l’aventure. Une vraie dynamique nous porte. Je sais ce que nous avons enduré, l’énergie qu’il a fallu déployer pour en arriver là. Il faut être beaux joueurs. Nous avons perdu. Mais l’avenir est de notre côté. L’énergie positive est dans cette brasserie. L’équipe est fière. Nous ne sommes qu’au début de l’histoire.
Pour moi ce chapitre-là est terminé. Mais bientôt, certains membres de mon équipe me suggèrent d’envisager un recours électoral. Les scores sont trop serrés et des anomalies ont été constatées. Comment faire confiance à Martine Aubry, qui ne respecte pas les règles du jeu ? A cette même Martine Aubry à qui une partie du PS avait reproché d’avoir trouvé des voix « magiques » lorsqu’elle s’était imposée d’un cheveu comme première secrétaire ?
Je ne fais pas confiance à Martine Aubry mais je trouve l’idée d’un recours absurde. Je ne suis arrivée que troisième donc ça ne changerait rien. Et je ne veux pas passer pour une mauvaise perdante. Je me suis exprimée durant la campagne, j’ai été pugnace, je ne veux pas remettre l’élection en question. Je ne veux pas prendre le risque de casser cette dynamique. Et puis, comment prouver l’impact sur les élections ? Je ne connais rien aux recours et il me semble que si quelqu’un doit l’envisager c’est Stéphane Baly, chef de file des Verts. C’est lui qui a perdu à 200 et quelques voix à peine.
Avec certains membres de mon équipe s’engage une longue discussion qui va durer une partie de la nuit. Les irrégularités sont trop nombreuses pour les laisser passer. C’est une affaire de principe. Je résiste à cette idée de recours mais l’un de mes colistiers, spécialiste du droit, insiste particulièrement. Martine Aubry ne doit pas agir en toute impunité. Je me suis présentée pour un incarner une rupture, d’autres méthodes. J’ai plaidé pour la justice, la transparence, l’équité. Je dois mettre mes paroles en accord avec mes actes, même s’il faut faire polémique. Argument décisif, une nouvelle controverse surgit : on me fait remarquer que des émargements irréguliers ont été observés dans plusieurs bureaux. La victoire n’est pas seulement très serrée, elle est suspecte.
LA CONTRE-ATTAQUE
J’hésite encore. L’idée de passer pour une mauvaise perdante me pose un vrai problème. Je redoute que l’on dise que je suis motivée par une haine personnelle, que l’on me renvoie à mon passé avec Martine Aubry, qu’on me ramène à cette soi-disant querelle de femmes qui se crêpent le chignon. Les attaques m’ont atteinte. Le storytelling à la real housewives entre la maire et sa dircab, sœurs devenues ennemies et autres clichés, cette guerre de « bonnes femmes » vendue par certains, je redoute de l’alimenter. Je suis une opposante à Martine Aubry, je suis franche sur sa politique, sur ses méthodes, je combats ses idées, je ne veux pas incarner cette Némésis dont elle a fait le portrait. Ce recours va alimenter son récit. Elle va dévaluer mon action en la ramenant invariablement à un règlement de comptes.
Je me rends compte que les raisons qui m’arrêtent n’ont rien à voir avec le droit. Je redoute en fait pour ma réputation. Les rumeurs dont j’ai été victime ont laissé des traces. Il est vrai que cette démarche peut être perçue comme procédurière, mais je crois fermement que c’est en respectant les procédures et en appliquant les règles de manière équitable que nous pouvons garantir une justice véritable. Je suis tentée de laisser de côté mes valeurs par peur. Par lassitude aussi, après des mois de campagne. Ce que j’entends pourtant, ce sont des faits. Des anomalies concernant une élection. Finalement, j’ai déjà été tellement dénigrée, un peu plus, un peu moins. Si la cause est juste, et de l’avis de tous, elle l’est, ce n’est pas le moment de lâcher. Au contraire. Il faut aller au bout de la logique. J’ai vanté l’intégrité, la probité, le courage, je ne peux pas me dégonfler. C’est cet argument qui emporte ma conviction : seul doit primer le respect de la règle de droit et une réelle justice pour tous, dans l’intérêt de la démocratie, surtout à l’heure de cette abstention massive.
C’est une nouvelle bataille qui s’annonce, je suis épuisée mais je dois y aller. Ma décision est prise. Nous allons déposer un recours. C’est un moment de bascule. J’assume d’être la « chieuse », j’accepte de porter ce poids pourtant lourd à assumer, et de me bagarrer. Oser me lancer dans cette bataille a été un acte fondateur. Je suis chef de file, je dois assumer. Je soupçonne une triche, je dois réagir. Pour les principes, les valeurs, qui sont la marque de fabrique de ma campagne, je dois montrer qu’il ne s’agit pas que d’éléments de langage.
Comme je le redoutais, certains de mes soutiens ne le prennent pas très bien. Ça fait mauvaise perdante à leurs yeux. Ils me le disent lors d’une réunion militante en juillet 2020, où ils sont très critiques. Avec 21%, nous avons fait le meilleur score des grandes villes de France, pourquoi s’abaisser ? Cette image de mauvaise joueuse, il faut la laisser à Martine Aubry. C’est elle qui incarne ça. Certains me disent que je vais dépenser de l’énergie alors que c’est un autre, le Vert Stéphane Baly, qui va tirer les marrons du feu. D’autres, plus nombreux, se disent au contraire écœurés par ce scrutin qui dégoûte beaucoup de Lillois. La question divise. Le moment est un peu vertigineux. Mais j’ai pris ma décision. Et j’ai été profondément ébranlée par les arguments des juristes de mon équipe qui m’ont détaillé l’ampleur des vices et anomalies, y compris dans certains bureaux de vote où nos assesseurs étaient logiquement moins expérimentés que les « vieux d’la vieille » de partis historiques. Et au fond, puisque je me bats pour la démocratie, c’est d’autant plus noble d’agir alors que je ne vais pas en récolter directement les fruits. Je n’ai pas encore la certitude que Stéphane Baly va déposer un recours. Au début, lors d’un échange téléphonique, il m’avait même démontré toutes les bonnes raisons de ne pas agir. Puis finalement, j’imagine sur pression de ses militants, il s’est décidé. Il n’est pas le seul à pouvoir agir. En la matière, n’importe quel citoyen de la commune peut déposer un recours. Je préviens Stanislas Guerini. Il ne me décourage pas et me témoigne sa confiance : « Si tu estimes qu’il faut le faire, alors vas-y ».
Je ne peux pas tergiverser car nous n’avons que quelques jours devant nous. La loi est ainsi faite, le dossier, avec tous les arguments, toutes les preuves, doit être déposé dans les 5 jours suivant le scrutin. Oui, 5 jours pour documenter des mois d’élection. Inutile de dire que ce délai est quasi un obstacle aux bonnes volontés. Il est de nature à décourager, et pas seulement les paresseux ? Au minimum, il faudrait réformer ce délai, en particulier pour les élections qui impliquent des centaines de bureaux de votes et des dizaines de milliers d’électeurs. Ne serait-ce que vérifier les volumes de plus de 100 pages de chaque bureau de vote pour analyser la concordance des signatures d’un tour à l’autre demande un travail colossal. Les règles sont restrictives à dessin. Il s’agit d’éviter d’engorger les tribunaux administratifs pendant des mois à la fin de chaque élection générale, alors que la justice est déjà débordée. Soit. Mais adapter les règles à la taille des communes, favoriser les recours en amont, sont des solutions possibles. Si en cours de campagne, une irrégularité manifeste était sanctionnée, elle aurait peu de chances de se reproduire. C’est ce qu’on appelle la peur du gendarme.
Ce court délai nous inquiète mais ne nous décourage pas. Nous travaillons jour et nuit pour présenter un dossier solide. L’appartement d’un colistier est devenu un QG où une petite équipe, polyvalente et soudée, se démène. Au plus fort, nous sommes près d’une trentaine. Ses membres ont tous les âges et viennent de tous horizons. Certains appartenaient aux juridictions financières ou administratives, à l’image de l’un de mes colistiers, Louis-Dominique Laugier, ancien Président à la Cour Administrative d’Appel, d’autres étaient juristes d’entreprise, étudiants en droit, spécialistes de la démocratie locale, tous motivés et déterminés. Alors que nous avançons, je reçois un nombre considérable de soutiens, des SMS d’élus, des encouragements dans la rue. Même certains qui ne m’aiment pas disent apprécier le courage de contester ainsi Martine Aubry.
Pour nous aider, j’ai fait appel au cabinet d’avocats lillois, Maîtres Gros et associés : Maître Héloïse Hicter fut la cheville ouvrière, active et efficace, de ce collectif. La tâche était immense, puisqu’il fallait synthétiser toutes les observations récoltées, en particulier sur les actions menées pendant la campagne, les rédiger, au regard des textes applicables, et étayer chacune d’elles avec des preuves recueillies.
Mon concurrent Stéphane Baly, tête de liste des Verts, qui paraissait d’abord se résigner malgré le si faible écart de voix, se ravise. Il a une bonne raison, les remontées de terrain par ses proches font état de beaucoup d’émargements irréguliers.
À quelques heures de la clôture du délai, le 3 juillet, nous parvenons à faire enregistrer, quasi miraculeusement, le recours au greffe du Tribunal Administratif : notre requête introductive d’instance comprend près d’une trentaine de pages et plus de 60 pièces justificatives. C’est du lourd. Satisfaction et soulagement succèdent aux heures de tension, d’angoisse !
De leur côté, les Verts consacrent ce sprint de quelques jours à relever, en Préfecture, les discordances de signatures d’électeurs d’un tour de scrutin à l’autre. Là aussi le défi est immense, quasi surhumain, puisque Lille compte 127 bureaux de vote et que deux éléments nouveaux viennent compliquer la tâche.
Tout d’abord, en raison du décalage inhabituel de deux mois et demi séparant le premier et le deuxième tour, il avait été imposé à la ville d’éditer une deuxième liste d’émargement par bureau de vote afin de tenir compte des modifications survenues dans la composition du corps électoral : deux listes d’émargement étaient donc à rapprocher a posteriori, en Préfecture, et à comparer simultanément pour chaque bureau.
D’autre part, les contraintes sanitaires faisaient obligation de respecter de strictes règles d’hygiène (nombre limité de personnes présentes en même temps dans la même pièce, contingentement des heures de consultation, usage de gants pour feuilleter les listes, etc). Le travail s’en trouve inéluctablement très ralenti… et donc inachevé au moment où retentit le gong final.
Les deux recours sont toutefois introduits dans les délais. S’ouvre alors une période d’instruction du dossier par le Tribunal Administratif, qui va durer environ huit mois. Elle fut loin d’être inactive pour nous. D’une part, des compléments d’information continuent à nous parvenir. Ce qui permettra à notre avocate d’adresser à la juridiction compétente des mémoires complémentaires prolongeant nos premiers griefs. Et des preuves supplémentaires viennent étayer et corroborer nos premiers arguments, par exemple sur l’embauche de la championne de boxe.
Dans un laborieux travail exécuté dans des conditions difficiles au greffe du tribunal, Me Hicter va jusqu’à effectuer elle-même plusieurs relevés sur les listes conservées au Tribunal, venant compléter et alimenter les griefs relatifs aux émargements irréguliers.
Nous avons eu également à répondre au mémoire en défense présenté par le conseil de Martine Aubry. Cet avocat parisien se bornait, pour l’essentiel, à soulever, sur la forme, des questions de procédure et, sur le fond, à nous objecter l’inexistence de preuves de façon assez fantaisiste : nous aurions dû, par exemple, pour le cas de la championne de boxe, produire un contrat écrit stipulant l’échange conclu avec la mairie, un document qui ne pouvait évidemment pas être en notre possession. Ou bien, concernant l’affichage irrégulier le jour du scrutin, il nous reproche l’absence de constat d’huissier. Pourtant, recouvrir mes affiches le jour du scrutin, comme a osé le faire Marion Gautier, Adjointe au maire, est bien un acte interdit et répréhensible, qui influence le scrutin. Pas besoin d’huissier pour le constater, nous disposions de photos et vidéos prises en flagrant délit. Un acte peu glorieux pour l’équipe concurrente, qui là encore n’a pas retenu l’attention des juges. Un mémoire en réplique, de notre part, réfute ces argumentations.
Le 18 février 2021, l’affaire est appelée à l’audience du Tribunal Administratif. Jour d’affluence. Outre les parties et leurs conseils, des journalistes, des observateurs, des curieux se pressent devant la juridiction, puis dans la salle d’audience. Nous nous y rendons en étant sûrs de gagner. C’est la conviction des juristes qui m’entourent. Il y a tellement peu de voix d’écart et il y a tant d’arguments, que nous y allons confiants.
L’assistance redouble d’attention lors de la lecture des conclusions du rapporteur public, lesquelles préfigurent le plus souvent le sens de la décision à venir. Sur la forme, il se livre à une interprétation extrêmement restrictive des règles de recevabilité de notre recours, sans tenir compte du contexte sanitaire exceptionnel de notre action.
C’est ainsi que sont écartés sans même être examinés, par exemple, le fait que des mandataires ont pu voter par procuration alors qu’ils n’étaient pas inscrits en cette qualité sur les listes de certains bureaux de vote, le fait que des membres d’une commission de contrôle ont été empêchés d’accéder à un bureau de vote, le fait qu’il ait été constaté, dans certains bureaux de vote, des écarts entre le nombre d’enveloppes et le nombre d’émargements, qu’en l’absence de contrôle de leur identité, des personnes ne figurant pas sur les listes d’émargement ont pu voter dans certains bureaux de Lille-Sud ou de Lomme, etc. Tout cela est balayé d’un revers de manche.
Dans le maniement de ce scalpel de l’irrecevabilité, le comble est atteint dans le cas des signatures irrégulières. En effet, la spécialisation du grief est poussée ici au point d’être exigée par bureau de vote ! Ainsi, dans leur requête initiale, les Verts avaient relevé de nombreux émargements irréguliers dans 13 bureaux de vote. Ensuite, tant dans leurs investigations complémentaires que lors de nos propres recherches, de très nombreuses discordances de signatures supplémentaires ont été détectées. Au total, 70 bureaux de vote (sur les 127 que compte la commune) avaient été passés au peigne fin, mettant en évidence plus de 300 signatures litigieuses. Anomalies écartées en vertu d’une exigence de procédure.
Le tribunal reconnaît toutefois qu’il y a eu une proportion significative de fausses signatures ; il fixera lui-même leur nombre à 48, mais en ne retenant que celles relevées dans les bureaux vérifiés dans le délai de cinq jours ! Laissant de côté toutes les autres discordances trouvées dans les autres bureaux, il en déduit donc que ce nombre reste inférieur à l’écart de voix constaté entre les listes concurrentes, à savoir 227. Les irrégularités sont bien actées, mais leur nombre est totalement sous-évalué. La triche est établie.
Le rapporteur public livre à l’audience la clé de ce drôle de casse-tête : « Vous auriez dû relever dans le délai de cinq jours une signature irrégulière dans chacun des 127 bureaux de vote ; vous auriez ainsi préservé le délai légal, et vous auriez eu ensuite loisir de relever utilement tous les autres émargements irréguliers ». Raisonnement que le tribunal reprendra noir sur blanc, dans ses conclusions.
Ne sommes-nous pas là au royaume du Père Ubu ? Sur le fond, le jugement reprendra les solutions suggérées par le rapporteur public dans son survol de nos arguments. Bien qu’étayés par des pièces justificatives, nombre de nos arguments sont rejetés comme «dépourvus des précisions permettant d’en apprécier la portée» ou bien «pas assez probants au vu des seuls documents produits».
Le cas de l’appel lancé par la présidente de L’Association Lilloise pour Favoriser la Participation des Habitants (ALFPH) à 300 associations subventionnées par la ville, est sidérant. Contre l’évidence, ou le bon sens, le tribunal estime notamment que les liens entre cette association avec la ville ne sont pas suffisamment établis. L’ALFPH est pourtant gestionnaire du PIC (Projet d’Initiative Citoyenne) pour Lille et Hellemmes. C’est un dispositif régional pour lequel la municipalité de Lille est un financeur crucial, dans le cadre d’un contrat de ville.
Enfin, sur le cas de la championne de boxe recrutée en contrepartie de son soutien, le tribunal estime quʼ «en tout état de cause à la supposer avérée, une telle pression exercée sur une seule électrice, pour regrettable qu’elle soit, n’a pu altérer la sincérité du scrutin». Il doute par ailleurs que l’influence de l’intéressée dans les quartiers ait pu entraîner quelques reports de voix. C’est ce qu’on appelle y aller au doigt mouillé. Mais un grand mot a été lâché et répété : regrettable.
A la vérité, les juges étaient face à une situation impossible. Non pas qu’ils ne pouvaient pas agir, mais le poids placé sur leurs épaules dans ce genre de cas, entrave leur faculté de sanctionner. C’est le sort d’une des plus grandes villes de France qui se joue. Le tribunal est amené à se prononcer, à posteriori, une fois la victoire annoncée sur tous les écrans de télé, relayée dans la presse, donc annoncée à la population, et actée par la gagnante.
Ce problème, le Conseil constitutionnel présidé par Roland Dumas, y a été confronté après l’élection de Jacques Chirac 1995. Ses comptes de campagne étaient irréguliers, ce qui justifiait une annulation. Mais une telle décision aurait été explosive. Dix ans plus tard, Roland Dumas, dans une interview au Figaro se disait « convaincu d’avoir sauvé la République » en ayant validé, en 1995, les comptes de campagne présidentielle de Jacques Chirac et d’Edouard Balladur : «Je peux le dire aujourd’hui, les comptes de campagne d’Edouard Balladur et ceux de Jacques Chirac étaient manifestement irréguliers», ajoutant, «Peut-on prendre le risque d’annuler l’élection présidentielle et de s’opposer, nous, Conseil constitutionnel, à des millions d’électeurs et ainsi remettre en cause la démocratie ?».
L’analyse politique avait primé sur le droit. On peut regretter cette conclusion et comprendre les états d’âme de l’ex-président du Conseil constitutionnel, et des magistrats qui se retrouvent dans la position de devoir invalider une élection majeure. Je crois que c’est ce même état d’esprit qui a guidé la décision concernant Martine Aubry. Quant à notre dossier, je reste persuadée que tout prof de droit ou tout citoyen un peu éclairé qui lit notre travail ne peuvent qu’être convaincu des irrégularités manifestes qui y sont pointés.
Donc pour moi, une seule conclusion s’impose : Martine Aubry a triché, Martine Aubry ne devrait plus être maire de Lille. D’ailleurs pas seulement pour moi, mais aussi pour les Verts dont l’avocate Muriel Rueff a exprimé son écoeurement. Ce résultat n’aurait jamais dû être possible, mais force est de constater qu’ainsi vont la démocratie et les lois électorales dans notre pays en 2020. Quel désastre.
LE DROIT DU PLUS FORT
De l’ensemble de la décision du tribunal concernant les municipales de 2020 a émané une sorte de malaise, une gêne visible de l’institution. Parmi les raisons de cette frilosité, il y a une réalité concrète : la juridiction est un interlocuteur au quotidien de la ville chef-lieu où il siège, dans des bâtiments qui sont d’ailleurs propriété de la ville, ville dont le maire est une personnalité nationale. Cette proximité et la sensibilité du sujet jouent nécessairement.
S’il avait été amené à reconnaître l’existence de manœuvres électorales fautives, se trouvant être en même temps constitutives d’infractions pénales, le tribunal aurait été conduit à humilier Martine Aubry, en déclarant l’inéligibilité de la maire : il se serait agi d’un véritable tsunami, impensable en pratique. Et d’un casse-tête : refaire une élection, ce qui n’est pas une mince à faire, avec le risque alimenter la rancœur des électeurs qui ont déjà arrosé une victoire.
À ce stade, plutôt que de ruminer cette décision, il est permis de se demander si le contentieux électoral municipal applicable aux plus grandes villes, à celles qui sont le siège de tribunaux administratifs, ou au-delà un certain chiffre de population, par exemple, ne devrait pas être délocalisé vers une autre juridiction, qui ne serait pas confrontée aux mêmes risques ou aux mêmes malaises. Le dépaysement est un vrai remède face aux systèmes consanguins et aux huis clos.
D’autre part, car le droit doit primer, pour éviter aux magistrats de se sentir face à un dilemme, à savoir ne rien faire ou déclencher l’arme atomique, il conviendrait de revoir le contrôle en établissant un suivi tout au long de la campagne, ce qui permettrait de décourager certaines pratiques et d’exercer un contrôle en temps réel. Ce suivi éviterait ces recours en urgence et surtout de mettre les magistrats dans cette position qu’ils redoutent tant pour des élections, celle d’un gouvernement de . Un contrôle électoral a posteriori est insuffisant et même non pertinent car le court délai peut dissuader de réagir, notamment les « petits » ou nouveaux candidats qui n’ont pas de moyens, il limite la possibilité de constituer un dossier imparable, et oblige les juges à intervenir après la bataille. Au fond, même le dossier le mieux élaboré se confronte à cette équation insoluble : l’inaction ou la bombe nucléaire. Des élections sont fréquemment invalidées mais jamais les Présidentielles ou les municipales des grandes villes. Sur le plan de l’équité, c’est injuste. Sur un plan psychologique, il est aisé d’appréhender le mécanisme. Je veux donc proposer de réformer ce contrôle en instaurant un suivi continu renforcé et indépendant, plutôt qu’un contrôle précipité après coup. Une commission électorale vigilante doit pouvoir être saisie, ou s’auto-saisir, à tout moment de la campagne officielle et enclencher une procédure en référé, lorsque des irrégularités manifestes sont détectées durant la campagne. Je n’ai pas contesté la diffusion du documentaire sur France 3 car c’est uniquement à la fin de la foire que l’on compte les points.
Enfin, pour les petits candidats, dont les frais de campagne ne sont pas remboursés, je trouverais sain qu’ils bénéficient aussi d’un aide juridictionnelle leur permettant de supporter les frais d’un recours, lors de résultats extrêmement serrés, après une campagne ayant suscité des polémiques sur son bon déroulement. Je suis partisane d’adoucir les règles sur les remboursements de campagne des petits candidats car on se retrouve à discriminer ceux qui n’ont pas d’argent et pas de relation.
Le code électoral est complexe et intransigeant, surtout pour ceux qui ont le moins de moyens. On demande des justificatifs montrant que tout le monde a bien payé son pot tel soir, et que ce n’est pas le propriétaire du bistrot qui a aidé la campagne en mettant à disposition gracieusement ses locaux et ses pompes à bière. En revanche, la maire d’une grande ville peut donc faire une réunion électorale dans sa mairie et ça passe.
Les candidats qui obtiennent 4,999% des voix en sont pour leurs frais. Ceux qui font 5,001 ont leurs comptes remboursés. Il faut des règles mais celle-ci est absurde, je suis favorable à des ratios, un système de paliers dégressifs liés au score, car ce tout ou rien, aggrave trop fortement le système du deux poids deux mesures. Je pense aussi que tous les candidats devraient bénéficier d’une assistance sur le droit électoral. Si vous êtes déjà entouré d’un cabinet, ou membre d’un parti bien ancré, vous avez logiquement moins de mal à suivre les règles, parfois nébuleuses. A l’arrivée, des candidats déjà peu dotés, peu visibles, sont ceux qui risquent le plus d’enfreindre une règle et d’être sanctionnés.
C’est donc sans grande surprise, pour toutes ces raisons, que, le 4 mars 2021, tombe la décision du TA rejetant notre requête, non sans avoir relevé certains comportements «regrettables». Accessoirement, le tribunal nous fait grâce du paiement à la partie adverse de ses frais d’avocat, habituellement mis à la charge de la partie qui succombe. Le signe du malaise constaté à l’audience ?
Face à cette décision du Tribunal Administratif, fallait-il faire appel ? Serais-je à nouveau taxée d’être mauvaise perdante, de m’acharner par animosité? Je suis alors moins taraudée par cette critique que lors de la décision du recours devant le TA. En effet, ce malaise des premiers juges m’incitent, ainsi que mes conseils, à «taper» plus haut. Ne sait-on jamais ? Avec les grands principes, ma devise, je l’ai dit, c’est de ne rien lâcher.
Le tribunal avait semblé choisir de renvoyer la patate chaude au Conseil d’État. Juridiction de recours, il avait, il est vrai, les épaules plus larges pour trancher cette question sensible, au contexte si délicat. Nous décidons donc de le solliciter.
Concernant la sérénité des juges, la qualité de conseillère d’État dont s’est prévalue Mme Aubry, illustre les difficultés. A un journaliste qui la questionnait sur la procédure, elle rappelait son appartenance à ce grand corps d’État. Le Tribunal Administratif a jugé que : «si une telle déclaration méconnaît les dispositions législatives, elle ne constitue pas cependant une manœuvre (…) Le grief doit, « en tout état de cause », être écarté». De partie, Martine Aubry devient elle-même conseillère officieuse, collègue et confrère qui sait tout autant, voire mieux, que l’institution elle-même. C’est un esprit de corps qu’elle invoque, celui d’une « famille » à laquelle elle appartient, un « club » dont elle est issue.
Qu’importe. Elle déclare ce qu’elle veut, la haute juridiction est indépendante. Notre petit groupe motivé, se remet aussitôt à la tâche et, grâce à notre avocate, dépose le recours en temps voulu devant le Conseil. Quelques mois passent avant que le dossier ne soit inscrit à l’audience le 20 juillet 2021. C’est l’heure de vérité.
Je suis frappée par le rituel de l’instance devant cette haute cour. Et la rapidité. Tout va très vite. Attentive aux conclusions du rapporteur public, je frémis d’une lueur d’espoir en entendant celle-ci déclarer aux membres du Conseil quʼ«il ne vous sera pas possible de suivre ici le tribunal» sur le cas de la sportive de haut niveau recrutée par la ville. Et la magistrate de développer un raisonnement posant un regard neuf sur une question « inédite dans la jurisprudence », précise-t-elle, celle de l’«achat d’influence» : ce dernier doit être, selon elle, assimilé à de «l’achat de voix» sanctionné par le code électoral. Mais notre espoir est vite douché par les nuances qui accompagnent le raisonnement : la sportive en question n’aurait qu’une notoriété mineure, une capacité de mobilisation insuffisante à faire basculer l’opinion de plus que quelques dizaines de votants. Ce n’est donc pas l’infraction qui doit primer mais ses supposées retombées.
Cela donne lieu à un arrêt superbe, un considérant de principe soigneusement rédigé indiquant que «le fait pour un candidat d’obtenir grâce à une libéralité, une promesse, une faveur, ou un avantage particulier, le soutien d’une personne à qui il prête une capacité d’influence sur le vote des électeurs est constitutif d’une manœuvre qui, au regard notamment du caractère occulte des contreparties en cause, de l’ampleur des opérations de communication auxquelles ce soutien a donné lieu, ainsi que de la notoriété de son auteur et des résultats des opérations de vote, est susceptible d’avoir altéré la sincérité du scrutin.»
Dans notre affaire, il s’agit certes d’un « soutien litigieux » apporté par la sportive, mais celui-ci n’aurait pas été suffisamment relayé par l’intéressée pour avoir exercé une réelle influence… La rapporteur publique estime ainsi que «l’engagement de la championne a pu déterminer le vote d’une vingtaine, une trentaine, voire d’une poignée supplémentaire d’électeurs». Martine Aubry est désavouée. Mais la décision aboutit à un laisser-passer. Je sais qu’un élu qui commente des décisions de justice, c’est mal vu. J’ai dénoncé vivement le populisme donc je comprends la nécessité de ne pas critiquer le système judiciaire dans son entier, de ne pas stigmatiser des juges. En revanche, il me semble approprié de commenter de manière ciblée des décisions qui me choquent, à condition d’argumenter. La justice concerne tous les citoyens. Ils ne se privent pas de déplorer son fonctionnement. Il faut entendre ce qui les heurte à juste titre.
LE DROIT CHEMIN
La justice ne doit pas être stigmatisée mais les magistrats ne doivent pas être placés au-dessus de toute mêlée, infaillibles, intouchables. Les élus, avec responsabilité, peuvent commenter des décisions touchant l’intérêt public. Contester la légitimité d’une décision n’est pas irresponsable. Je préfère dire franchement certaines vérités plutôt qu’être un de ces élus qui font réellement pression sur les juges en privé. Ou qui les «conseillent» publiquement avant une décision, en édictant sa propre lecture du droit comme un fait. Je ne m’interdis pas de commenter une décision impactant la vie de la cité. En l’occurrence, une élection.
Cette estimation de l’influence est pourtant contestable. Nous avions beau avoir indiqué que la championne avait des milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux (plus de 5000 sur Facebook, et autant sur Instagram par exemple, où sa publication avait été largement partagée), il en résultait une estimation de 20 ou 30 voix ou plus. D’où vient ce chiffre ? Mystère. La même communication par Licia Boudersa, sur Twitter, avait fait l’objet de très nombreux retweets et partages, suscitant plus de 20 000 vues. Même en estimant seulement son impact à 1 %, il se serait agi de plus de 200 voix, soit l’écart entre les candidats. Nous voilà condamnés à des calculs d’apothicaire. Avec mon équipe, nous sommes persuadés que cet «achat d’influence», qui ne peut pas être isolé des autres irrégularités, a contribué à faire basculer l’élection.
Tout a été finalement balayé d’un revers de main, avec une conséquence redoutable : en décrétant que l’impact de la communication de la sportive n’avait revêtu qu’un «caractère limité», le Conseil d’État n’avait pas à se prononcer sur le fond du «soutien litigieux».
Ainsi, selon une technique jurisprudentielle éprouvée, un principe nouveau était posé : éluder en bottant en touche.
Le beffroi de Lille a pu alors soupirer de soulagement. Mais il a toutefois senti le vent du boulet.
Ce volet du recours administratif est finalement loin d’être terminé. La contestation de l’élection, entreprise en 2020, se poursuit parce que je suis déterminée et précise. Après la lecture de l’arrêt en appel, avec mes collègues élus, j’ai décidé de faire un “signalement article 40” auprès du Procureur de Lille sur l’un des griefs : le recrutement de Licia Boudersa, considéré comme un délit pénal d’achat de voix et de trafic d’influence.
Dix-huit mois plus tard, rebondissement. Le 21 septembre 2023, Martine Aubry, la maire de Lille, est visée par une enquête préliminaire pour prise illégale d’intérêt, corruption active et passive lors des dernières élections municipales en 2020, dans l’affaire de la boxeuse Licia Boudersa. Cette enquête fait suite à notre signalement de décembre 2021, et je m’en félicite. Ce que la justice administrative n’a pas su, pas voulu, condamner à chaud, revient hanter la municipalité. Sans préjuger de l’issue de cette enquête préliminaire, que Martine Aubry balaye d’un revers de main, estimant avoir été blanchie par la décision en appel du Conseil d’État, l’actuelle maire de Lille doit à nouveau répondre de ses actes et s’en justifier. Elle mélange volontairement les sujets : le TA et le Conseil d’État n’ont jugé que l’influence éventuelle de ce recrutement sur le scrutin, mais absolument pas l’infraction pénale. D’où l’intérêt de réagir, car pour l’avenir, il est peu probable que Martine Aubry ou d’autres tenteront à nouveau d’acheter l’influence d’une personnalité. Même si le Conseil d’État a validé définitivement la réélection de Martine Aubry, ses pratiques ont été exposées. Et qui sait, cette nouvelle enquête permettra peut-être de faire toute la lumière sur cet emploi contre un soutien, lors d’une élection arrachée à quelques voix. Les leçons de ce qui s’est passé hier, avec cette histoire, et plus généralement le déroulement de l’élection, nourrissent ma motivation à proposer des voies de réforme.
Sur les autres points, on retrouve la même prudence de la haute juridiction dans de nombreuses réponses à d’épineux problèmes. Par exemple, celle-ci ne voit rien de répréhensible dans l’usage conjoint effectué par la maire sortante de Lille de ses différents comptes, Twitter ou Facebook, même en période électorale (au contraire de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ou de la commission de contrôle des comptes de campagne). Elle n’aurait pas dû, en tant que candidate, utiliser les moyens de communication reliée à la fonction de maire, et non à sa personne. Par principe, le Conseil d’État n’y a pas vu un réel problème. C’est d’autant plus étonnant que ce même Conseil d’État avait sérieusement rappelé à l’ordre Emmanuel Macron en lui demandant de ne plus utiliser son compte twitter de Président en exercice pendant la campagne présidentielle de 2022…
De même, pour absoudre l’appel lancé par la présidente de lʼALFPH aux 300 associations, le Conseil s’en tient au seul message rectificatif publié par l’intéressée, sans se préoccuper du tout de l’impact du courriel initial, diffusé six jours à peine avant l’élection. Faute avouée entièrement pardonnée…
Autre exemple, plus amusant : pour passer l’éponge, c’est le cas de le dire, sur le collage d’affiches blanches sur mes affiches électorales réalisé par Marion Gautier, colistière et adjointe au maire le dimanche même du scrutin, le Conseil note qu’il n’est pas prouvé que ce collage fut massif. Or sur la photo jointe au dossier, datée avec certitude, l’on peut voir sur le porte-bagages vélo de l’intéressée, une bassine de colle et un paquet conséquent d’affiches. Inutile de rappeler que c’est interdit par la loi et que dans certaines communes plus petites, des recours basés sur les mêmes faits ont invalidé le scrutin. Mais encore une fois à Lille, au-delà de l’inélégance de l’action de l’élue, le tribunal n’a pas sanctionné la fraude.
Rappelons tout de même la sévérité coutumière de la jurisprudence sur les irrégularités commises le jour même du scrutin : lors de la même élection municipale, la commune de Halluin, 20.000 habitants, a dû revoter pour six tags visibles toute ou partie de la journée du second tour, alors qu’il y avait 92 voix d’écart. Six tags ! Et deux poids, deux mesures. Selon que vous serez puissant ou misérable… C’est un fait, tous les élus, toutes les communes ne sont pas logées à la même enseigne.
Les enseignements à tirer sont troublants : le Conseil d’État a semblé s’affranchir de deux grands classiques de sa jurisprudence. D’une part, en présence de faibles écarts de voix, ses exigences sont renforcées. Or, dans le cas de Lille, le juge se livre à des convulsions mathématiques, pour déduire des 227 voix initiales les 48 voix retranchées par le Tribunal Administratif, auxquelles il ajoute 8 voix à défalquer également, ramenant à 171 voix la différence, c’est-à-dire moins de 0,1 % des inscrits. Et quand bien même, nous déduirions encore les « plusieurs dizaines maximum », selon la rapporteur publique, de suffrages apportés par influence, l’écart de voix ne serait pas ramené à zéro. Une telle exigence comptable paraît un peu insolite en jurisprudence en cas d’écart de voix aussi infinitésimal par rapport au nombre de suffrages exprimés. D’autre part, le Conseil d’État ne suit pas ici sa jurisprudence traditionnelle en cas de griefs multiples : lorsque les manœuvres ou irrégularités ne seraient pas, prises isolément, de nature à altérer la sincérité du scrutin, le juge apprécie l’effet cumulé de ces irrégularités pour sanctionner l’élection contestée.
On ne peut s’empêcher de redouter que la mansuétude du Conseil d’État qui n’a pas, lui non plus, mis à la charge des requérants les frais irrépétibles dus à la partie gagnante, ne soit une faveur faite à l’une de ses membres, ancienne ministre, personnalité politique importante. Il paraît d’ailleurs avoir accordé cette absolution en catimini. Son arrêt ne fait pas l’objet d’une publication intégrale au recueil, ce qui peut éventuellement se comprendre, mais il n’est même pas « tablé » au Lebon, ce fameux recueil exhaustif des décisions, c’est-à-dire que son extrait, même novateur ou topique n’est ni repris ni mentionné. Afin de glisser la poussière sous le tapis ?
Et puis, il y a cette fameuse « jurisprudence » Roland Dumas. Comme le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État est un peu assis sur un baril de poudre lorsqu’il s’agit d’invalider l’élection d’une grande ville, portée, qui est plus par une personnalité d’envergure rattachée à un parti historique. La haute juridiction a peut-être fait fi de la proximité de Martine Aubry avec l’institution, mais cette dernière n’a pas osé demander à rejouer l’élection malgré un score ultra-serré.
La déception devant ce type de décision est à la mesure de l’atteinte portée à la recherche de la vérité, à la sincérité du scrutin dans une démocratie représentative. L’instance suprême qu’est le Conseil d’État est donc capable en 2020, dans une grande ville de plus de 100 000 habitants, de valider une élection dont beaucoup d’éléments de droit remettent en cause la légitimité. Le risque est de voir entacher la perception que nos concitoyens ont de la justice, de miner plus encore leur confiance, en favorisant une abstention d’un niveau déjà inquiétant. J’étais déçue. Mais le message a été envoyé pour l’avenir. Nous serons vigilants.
Outre les violences d’extrémistes, les irrégularités électorales, il a fallu faire face à un troisième front. Le plus dévastateur. Le poison de la rumeur.