Introduction

Parler de guerre de l’information peut sembler excessif. Et pourtant, nous en sommes bien là.

La guerre, celle du sang versé et de la chair meurtrie, est aux portes de l’Europe, avec l’attaque de l’Ukraine par la Russie. Depuis des mois maintenant, les armes, les tirs, les chars, les morts sont bien réels. Cela ne les empêche pas d’être contestés sans vergogne (voir par exemple l’affaire des cadavres de personnes civiles dans la ville ukrainienne de Boutcha : les russes prétendaient que ces cadavres avaient été placés dans les rues après que leurs troupes aient évacué les lieux, alors que des images satellite publiées par la société américaine Maxar Technologies révélaient la présence de corps, étendus dans les rues et sur les bas-côtés, abandonnés plusieurs semaines avant cette évacuation, lorsque les forces russes contrôlaient la ville). Dès le départ, en termes de propagande, « le pouvoir russe avait choisi de justifier son offensive par la nécessité de « dénazifier » le pays et de le priver des moyens militaires de réaliser le « génocide » qu’il aurait déjà commencé à perpétrer depuis huit ans vis-à-vis des habitants russophones des deux républiques sécessionnistes du Donbass2 ». On le voit, la possibilité de la guerre se joue d’abord et avant tout sur le terrain de l’information. La manière de présenter les faits les rend admissibles… ou pas. C’est une guerre des récits qui précède l’offensive militaire3. Emporter l’adhésion, convaincre, abuser aussi, n’est bien souvent qu’une affaire de discours.

Certains l’ont bien compris et s’en servent, pas toujours avec bienveillance et philanthropie. Manipulation de l’opinion, cyber-terrorisme, complotisme, fake news, cybercriminalité, pédopornographie, usurpation d’identité, vol de données personnelles, embrigadement en ligne, arnaques en tous genres… à l’ère du numérique et des réseaux, les dangers sont partout. Ils sont d’autant moins détectables que le numérique est un outil merveilleux, qui donne accès à la connaissance encyclopédique universelle, qui offre une ouverture inédite aux esprits curieux de tout, qui facilite nombre de démarches ou d’opérations, qui permet d’entrer en contact et d’échanger malgré toutes les distances : géographique, sociale, culturelle, générationnelle, … Que ce soit bien clair, il ne s’agit pas d’interdire le numérique, encore moins de le diaboliser, pas même d’en contester les bienfaits. Il ne s’agit pas plus de légiférer, de réguler ou de proscrire à outrance. L’urgence est de défendre chaque citoyen contre les nouveaux dangers qui le menacent à chaque instant.

Une fois convaincus de cette urgence, il faut organiser un plan d’attaque. Il y a deux façons de lutter contre les contenus trompeurs, manipulateurs ou litigieux. La première consiste en une action de surveillance et de régulation. Elle reprend le volet normatif et coercitif de la lutte. En France, cette mission est dévolue à l’Arcom4 (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique). L’autorité s’est vue confier des pouvoirs accrus en matière de régulation, des médias historiques bien sûr, mais aussi des réseaux sociaux. Elle surveille les contenus numériques du secteur public et des acteurs privés, elle instaure un dialogue concernant les objectifs et contrôle leur mise en œuvre ainsi que le respect des obligations contractuelles et légales. Elle demande ainsi aux plateformes en ligne de rendre compte des actions déployées. Mais le deuxième pan de la lutte porte sur les citoyens eux-mêmes et consiste à consolider leurs capacités de discernement et leur esprit critique pour rendre à chacun son pouvoir d’agir en autonomie et son self-control informationnel. Ainsi les contenus frauduleux qui continuent à circuler s’avèrent-ils sans effets, car chacun sait les débusquer. La France n’est pas totalement désarmée sur ce point. Au contraire, elle se distingue par une action de longue date dans l’éducation aux médias et à l’information, EMI. La ligue de l’enseignement rappelle ainsi que l’éducation à l’image date de près d’un siècle dans notre pays. Pourtant, l’acquisition des compétences visée demeure trop souvent conditionnée au bon vouloir des acteurs concernés, ou rendue difficile par une offre foisonnante mais encore mal structurée. Affirmer une politique publique ambitieuse d’EMI requiert a minima une meilleure coordination des nombreux acteurs privés et publics impliqués et un renforcement de leur formation.

La loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de juillet 2013 précise que « l’éducation aux médias initie les élèves à l’usage raisonné des différents types de médias et les sensibilise aux enjeux sociétaux et de connaissance qui sont liés à cet usage ». L’EMI s’est ainsi concentrée sur la lutte contre les fausses informations, qui y occupent une place essentielle. Mais à l’heure de l’infobésité, quand chacun porte sur lui un outil qui le bombarde de messages à chaque seconde, l’éducation aux médias ne saurait être réduite à la chasse aux infox, tant les enjeux rencontrés sont nombreux et divers. Il s’agit désormais de former aussi les jeunes aux usages quotidiens des médias sociaux, usages dont nous savons qu’ils ont connu de nombreuses transformations ces dernières années : l’interactivité et la viralité se sont développées, la protection des données est devenue une question majeure, et les évolutions technologiques rebattent sans cesse les cartes pour des adultes parfois dépassés et enfermés dans des bulles algorithmiques dont ils ignorent le fonctionnement. Aujourd’hui, les jeunes se trouvent souvent placés dans une position de passivité face à une information qu’ils ne vont plus chercher, mais reçoivent, déjà filtrée par leurs réseaux privilégiés ou par des algorithmes, via des plateformes de communication telles que Whatsapp ou TikTok. Les impacts sur la santé mentale des jeunes de cette overdose de contenus restent encore à étudier. Il faut les aider à reprendre le contrôle dans leur manière de s’informer et à revendiquer un esprit critique émancipateur.

La réflexion inédite exposée ici vient compléter les travaux menés récemment par la commission « Les Lumières à l’ère numérique », dite Commission Bronner5, dont le rapport a été remis au Président de la République en janvier 20226. Tout en traitant majoritairement des moyens de « limiter la propagation de contenus qui nuisent à la vie démocratique, dissuader les comportements malveillants, sanctionner les pratiques illicites, améliorer la prévention des risques7 » – dans une approche surveillance et régulation –, il aborde aussi le volet auto-défense des utilisateurs dans son chapitre 6, intitulé « Une opportunité démocratique : développer l’esprit critique et l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) », avec comme objectif de « renforcer la vigilance des utilisateurs ». Loin de repartir de zéro, nous y ferons référence aussi souvent qu’une convergence apparaîtra. Ainsi, nous adoptons d’emblée ce socle de départ : la vigilance cognitive, rempart essentiel à la crédulité, repose sur la connaissance des biais cognitifs qui dévoient nos jugements, afin de les maîtriser et de les juguler. C’est l’une des conditions premières pour se libérer « des extrémismes, de la discorde, de la violence, des dérives sectaires et des obscurantismes8 ».

Le présent rapport veut en priorité valoriser la masse de matières premières recueillies dans le cadre de la mission flash de l’Assemblée nationale menée du 15 novembre 222 au 15 février 2023 (voir récapitulatif en page 100). La richesse et la densité des éléments fournis, soit à l’oral lors des tables rondes, soit à l’écrit dans les notes et documents complémentaires que nous ont fait parvenir la centaine de personnes et d’organismes auditionnés, méritent cette restitution. S’y ajoutent des rencontres de terrain, ayant donné lieu à des conversations directes, ainsi que des éléments de connaissance experte provenant de travaux scientifiques ou d’ouvrages récents. De plus, au cours des entretiens menés dans le cadre de la mission, des idées, des souhaits, des recommandations se sont exprimés. Un certain nombre d’entre elles sont reprises ici et articulées avec des idées personnelles, sous forme de propositions qui sont égrenées au fil du texte à partir du chapitre 3. Toutes sont intégralement listées dans la synthèse des propositions figurant à la fin du document. Bien sûr, nous nous excusons de ne pas avoir inséré les expériences et témoignages précieux de tous ceux qui n’ont pas pu être auditionnés, ou dont nous n’avons pas eu connaissance. Ils viendront compléter ce début de réflexion.

Le constat initial est sans appel : nous sommes confrontés à un « big bang médiatique ». La guerre de l’information n’est plus à nos portes, mais dans nos poches, car 87% de la population9 détient un smartphone. Et peu ont bénéficié d’un « apprentissage médias-info », ou d’une alerte sur les dangers de servitude encourus.

Tout l’enjeu est là.


2. Citation de l’article mis en ligne le 4 mars 2022 à 22h38 par The Conversation, intitulé « Ukraine : que veut vraiment Vladimir Poutine ? », signé par Cyrille Bret, géopoliticien à Sciences Po Paris. https://theconversation.com/ukraine-que-veut-vraiment- vladimir-poutine-178589 (consulté le 28 février 2023).
3. Bruno Patino (2023). S’informer, à quoi bon ? Paris, La Martinière Jeunesse, collection Alt, page 24-26.

4. Résultat de la fusion au 1er janvier 2022 du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), et de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi).

5. Du nom de son Président le Professeur Gérald Bronner.
6. Le rapport est paru aux Presses Universitaires de France en août 2022. Mais il est toujours téléchargeable gratuitement à cette adresse https://www.vie-publique.fr/rapport/283201-lumieres-l-ere-numerique-commission-bronner-desinformation

7. Rapport Bronner, p.12.
8. Lettre de mission du Président de la République Emmanuel Macron adressée au Président de la Commission Gérald Bronner.


36 Propositions EMI SommaireLettre d’engagement de Violette SpilleboutAvant-propos de Sylvie MervielIntroductionPourquoi ?Quoi ?Qui ?Où et Quand ?Comment ?Combien ?ConclusionSynthèse des 36 propositionsGlossaireLa Mission Flash

10 avril 2023