Avant-propos de Sylvie Merviel

J’ai consacré ma vie de chercheur à l’information.

Alors que j’étais jeune élève ingénieur sur les bancs de Centrale, j’ai choisi sans le savoir les sciences de l’information. J’ai cultivé une passion dévorante pour une discipline encore récente à cette époque, l’automatique. Son principe est un ravissement. Vous affichez une consigne (que l’on appelle fort à propos une commande), par exemple sur le thermostat : 20 degrés dans la pièce. A partir de capteurs, de comparaisons différentielles, de boucles de régulation, d’asservissements, le système se débrouille tout seul, et il fait toujours 20 degrés dans la pièce quels que soient les variations de température extérieure, le nombre de personnes présentes, les apports imprévus de chaleur comme un feu de cheminée, les fuites par les portes laissées grandes ouvertes, et ainsi de suite. Une merveille. Dans ce monde-là, l’information est objective et performante : c’est la matière circulante qui fait fonctionner le système. Les applications de l’automatique vont de la simple régulation de chauffage central évoquée précédemment à l’envoi de satellites dans l’espace. Quelle ne fut pas ma fierté, donc, de travailler quelques années plus tard pour le Centre National d’Etudes Spatiales, d’abord pour former l’ensemble de ses ingénieurs à la qualité et aux plans d’expérience, puis pour effectuer un audit muséographique pour le Musée de l’Espace de Kourou en Guyane.

Maintenant, essayez de dire chez vous : « je vais régler la température à 20 degrés ». Vous risquez d’entendre votre ado ou votre grand’mère exploser : « mais je vais geler sur place, moi il me faut 23-24 » – tout en refusant obstinément de mettre un pull, solution pourtant éprouvée pour ne pas souffrir du froid. Votre médecin va vous dire : « vous avez un malade fragile chez vous – ou un nouveau-né. 20 degrés c’est un peu juste, 21-22 c’est mieux ». L’autorité publique va intervenir : « pour économiser l’énergie et préserver la planète, 18-19, pas plus ». Bref, vous comprenez tout de suite que, dès l’introduction d’êtres humains dans la boucle, ce n’est plus si simple. C’est le B.A. BA constaté sur le terrain : la complexité est rarement technique, mais toujours humaine. Du moins la première est-elle gérable, la deuxième beaucoup moins. Ce qui pose un nouveau défi de taille. L’enjeu m’a conduite logiquement à vouloir maîtriser simultanément la technologie et les sciences humaines et sociales.

Cette volonté a bénéficié de ma nomination à la tête d’un département qui forme les ingénieurs et managers que requièrent les médias. Avec la montée du numérique, la pression de la technique s’y est faite de plus en plus forte. Sa maîtrise s’est imposée. Gérer un dispositif qui assemble un site fixe de départ de course et un site fixe d’arrivée distants parfois de plusieurs centaines de kilomètres, des caméras embarquées sur véhicules divers (automobiles, motos, hélicoptères, avions, drones…), une ou plusieurs rédactions en duplex qui n’ont pas bougé des plateaux de la chaîne, des équipes égrenées le long de l’étape, des commentateurs fixes ou mobiles, le tout au milieu de sportifs, de caravanes, de spectateurs canalisés, de foules qui ne le sont pas… voilà ce à quoi nous formons entre autres nos étudiants. Tour de France, jeux olympiques, Coupes du monde, défilés et concerts du 14 juillet, festivals d’été…, autant de « grands dispositifs de direct » qui sont des modèles de gestion technique et humaine. On est bien loin du journaliste seul avec son papier et son crayon. Sauf que… les deux sont concentrés sur la même chose : le destinataire auquel on s’adresse, avec le souci de l’informer du mieux qu’il est possible. Des images et des sons de très grande qualité sont ainsi diffusés aujourd’hui par des canaux que certains osent appeler des merdias : cette appellation méprisante ne rend pas justice au travail effectué…

J’ai également consacré beaucoup d’énergie à d’autres missions structurantes : création et direction d’un laboratoire de recherche de près de 70 personnes, participation à des instances scientifiques nationales comme le Conseil National des Universités, tout en siégeant en parallèle au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel pendant 20 ans. Au cours de ma mission de conseiller scientifique auprès du Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, j’ai pu débattre avec de très nombreux interlocuteurs. Mon portefeuille comprenait les sciences de l’information et de la communication bien sûr – donc les écoles de journalisme (CPNEF audiovisuel et presse, SNJ…), les cursus d’information-documentation (professeurs documentalistes, INSPE…), les écoles d’art et de design, dont les écoles de cinéma (FEMIS, ENSLL…) ou l’école de théâtre de Lyon (ENSATT). Mais je traitais aussi l’image sous toutes ses formes, de l’intelligence artificielle et de la robotique à la création.

A partir de l’image de synthèse et de la composition musicale assistée par ordinateur dont j’ai été pionnière, je me suis toujours penchée sur l’ordinateur et les systèmes numériques comme outils de production médiatique, avec un regard focalisé sur la façon dont l’humain construit du sens. Mais ma vie a basculé, comme la vôtre, comme celle de tout un chacun, avec l’arrivée du smartphone et des réseaux sociaux. Comprendre la technique me permet de savoir à quel point elle enferme ceux qui ne la perçoivent pas. A travers ce petit objet que nous avons tous dans la poche, l’emprise qu’autorise la technique s’exerce de nos jours sur nos jeunes, nos enfants, nos parents, nos étudiants, nos collègues, nos amis, nos proches. Et des esprits malveillants l’utilisent pour nous enfermer, nous contraindre, nous asservir, comme on asservit les régulations de chauffage central.

Il existe déjà des moyens de se libérer de ces potentiels dangers pour ne conserver que le bénéfice des partages de connaissances, d’expression, d’œuvres, de contacts que la technique a rendus possibles. Il y aura d’autres libérations à inventer et mettre en place au fil des innovations de plus en plus rapides. C’est une guerre où chacun d’entre nous peut devenir un rempart contre les assauts séparatistes, discriminatoires ou fallacieux. C’est ce à quoi je veux contribuer désormais.


Sylvie Merviel a été conseiller scientifique au MESRI (Ministère des Enseignements Supérieurs, de la Recherche, et de l’Innovation) d’octobre 2007 à août 2014. Elle a également été membre du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), Comité Territorial de l’Audiovisuel (CTA) de Lille, de 1998 à 2018.

Elle est Professeur des Universités en Sciences de l’Information et de la Communication. Elle a créé à l’Université Polytechnique Hauts-de-France le Laboratoire DeVisu (Design Visuel et Urbain), qu’elle a dirigé jusque 2021. Elle y a également dirigé DREAM (Développement, Recherche, Enseignement en Audiovisuel et Médias numériques), aujourd’hui INSA-Médias à l’INSA Hauts-de-France.

Ses travaux portent sur l’ingénierie du document, l’intelligence informationnelle et le « faire-sens » humain, avec deux terrains applicatifs : les nouvelles écritures, notamment audiovisuelles et en médias numériques, et le concept d’information en contexte de décision pour l’action. Elle dirige la collection Traces chez ISTE Editions/Wiley et co-dirige Human-Trace, e-laboratory UNESCO de Complex Systems Digital Campus ainsi que la Revue des Interactions Humaines Médiatisées, Journal of Human Mediated Interactions.

Elle est l’auteur de 187 publications sous son nom scientifique de Sylvie Leleu-Merviel, dont 19 ouvrages (3 personnels et 16 coordonnés). Derniers ouvrages parus :
L’Homme-trace. La trace, du sensible au social (2021) CNRS Editions
From UXD to LivXD. Living eXperience Design (2019) Wiley

De l’UXD au LivXD. Design des expériences de vie (2018) ISTE Editions Informational Tracking (2018) Wiley
La traque informationnelle (2017) ISTE Editions

Academic on-line CV: https://www.uphf.fr/DEVISU/membres/leleu_sylvie?lang=en Open CV HAL: https://cv.archives-ouvertes.fr/sylvie-leleu-merviel


36 Propositions EMI SommaireLettre d’engagement de Violette SpilleboutAvant-propos de Sylvie MervielIntroductionPourquoi ?Quoi ?Qui ?Où et Quand ?Comment ?Combien ?ConclusionSynthèse des 36 propositionsGlossaireLa Mission Flash

10 avril 2023