Pourquoi ?

De quelles guerres parlons-nous ?

Les constats, les preuves, les documents, les études s’accumulent aujourd’hui, contribuant tous à prouver à quel point la guerre de l’information n’est pas une illusion, combien elle est présente sur des terrains divers et avec des conséquences d’une grande variété. Il faut l’acter, la guerre de l’information est une réalité, mais sournoise, dissimulée, invisible si elle n’est pas détectée comme telle et explicitée. Sans viser un répertoire exhaustif de ses multiples manifestations, nous voulons commencer par donner quelques exemples marquants, afin d’ancrer l’impérieuse nécessité d’acquérir une méthode efficace pour se défendre.

Les données et les exemples repris ici proviennent tous d’ouvrages et de sources fiables et documentées. Ces sources sont évidemment référencées. Elles donnent lieu souvent à de longues citations, lorsqu’il ne nous a pas semblé nécessaire de paraphraser le texte initial.

Le règne du buzz, du fight et du relativisme

Avant de nous embarquer pour les contrées aventureuses du numérique, partons de la télévision, ce bon vieux média que nous connaissons si bien.

La télévision a elle aussi connu une petite révolution, avec l’arrivée des chaînes tout info en continu. Ces chaînes ont donné naissance à des modes d’écriture, des scénographies médiatiques propres à leurs besoins. Parmi ces nouveautés figure la nécessité du conflit. Pour faire de l’audience et battre la concurrence, il faut faire le buzz. Et quel meilleur remède que le « fight » en direct, la phrase choc, la réplique percutante (ou punch line) qui sera reprise en boucle par les autres chaînes ? Il en résulte qu’un éditorialiste ou un invité n’est plus retenu pour son expertise, sa connaissance fine ou sa compétence, mais sur sa seule capacité à parler plus fort (et aussi plus basiquement) que les autres.

Les « tribunaux médiatiques » ont rajouté deux sous à cette petite musique du plus fort : ce sont ces émissions de plateau10 où l’on demande à des chroniqueurs de tous horizons, souvent experts de rien du tout et seulement médiatiques, de donner leurs avis sur tous les sujets d’actualité, et même de voter (donc de condamner) en direct – vote souvent binaire limité à oui ou non.

Conséquence directe dans le cerveau des spectateurs : toute parole vaut autant qu’une autre. La légitimité de la parole experte n’est plus reconnue, ni même identifiée. Tout se vaut. Comment faire confiance alors à une source si on ne lui reconnaît aucune légitimité ? Dès lors qu’on accrédite sa contradiction par n’importe quel énergumène qui parlerait plus fort, on est poussé naturellement à croire en priorité celui qui nous dit exactement ce que nous avons envie d’entendre, envers et contre toute véracité. A partir de là, le faux et le mensonge peuvent prospérer, ils ont le terreau pour s’épanouir en toute tranquillité, car la distinction entre vrai et faux n’existe plus. La vérité n’est plus qu’une opinion parmi d’autres. On retrouve cette évidence dans les verbatims que nous avons recueillis. L.S., proviseur dans un lycée de Cambrai et récemment mutée en collège, dit : « pour les gens, c’est simple : il y a les fachos, et il y a les autres. La contestation est devenue la culture dominante. Si les enfants affirment un truc faux, genre la terre est plate, ils disent au professeur : « Vous devez me respecter ». Et si on leur rétorque que c’est tout simplement faux, ils insistent : « Mais c’est mon opinion. Vous devez la respecter ». Les fondements de la conscience, de la pensée, du raisonnement n’existent plus ». Véritable naufrage pour l’intelligence et la connaissance scientifique. Peu importe l’exactitude des faits puisque l’avis que chacun s’en fait est désormais plus important que le réel lui-même. Véritable drame aussi. Car

« L’homme pour qui la distinction entre fait et fiction et entre vrai et faux n’existe plus » devient « le sujet idéal du règne totalitaire » comme l’explique Hannah Arendt dès 1951 dans Les origines du totalitarisme. « L’enjeu est civilisationnel. Si nous ne savons plus à qui et comment faire confiance, si nous ne sommes plus capables de nous mettre d’accord sur les faits mêmes, alors comment pouvons- nous encore discuter, débattre, définir le socle commun de notre vie collective ? Car il s’agit de cela : la crise de l’information est d’abord le signe d’une société en crise11 ».

Bien entendu, ces chaînes n’affichent jamais la prévalence des diverses tendances dans l’opinion publique. Elles n’affichent pas plus les éventuels conflits d’intérêt. Certains s’en émeuvent, comme en témoigne le message d’Agnès Verdier-Molinié ci-contre – posté le 26 février 2023.

Ainsi, même à la télévision, il faut apprendre à nous repérer dans l’univers semé d’embûches de l’information, où l’audience prime trop souvent sur la qualité. Il faut apprendre à discerner les dangers qui nous guettent et à s’en protéger.

C’est évidemment bien pire sur les réseaux sociaux.

La nouvelle fabrique de l’opinion

La nouvelle fabrique de l’opinion est un film réalisé par Thomas Huchon en 2019. Ce documentaire retrace l’expérimentation originale d’infiltration sur les réseaux menée avec des étudiants de Sciences Po Paris. Cette expérience est relatée également dans l’ouvrage co-écrit en 2022 avec Jean-Bernard Schmidt12. Voici cette partie de son texte.

« En 2019, à l’occasion des élections européennes, nous cherchions à savoir si les algorithmes de la plateforme Facebook avaient un impact sur la fabrication de nos opinions politiques et donc, in fine, sur nos choix électoraux. Afin de mener à bien cette expérience, nous avons travaillé avec des étudiants en journalisme de Sciences Po Paris. L’idée était la suivante : créer sur Facebook de « faux profils » et suivre leur évolution durant la campagne électorale européenne. Il devait s’agir de profils colorés politiquement, mais surtout pas militants. Ce que nous pourrions appeler des « profils lambda », mais ayant, a priori, un intérêt pour la chose politique. Notre prérequis était donc que leurs centres d’intérêt soient à 60% non politiques et à 40% politiques. Ainsi, chacun devait faire des choix de pages culturelles, sportives, loisirs ou voyages auxquelles s’abonner sur le réseau. Parallèlement, chaque infiltré devait aussi afficher sa préférence pour des pages et des médias épousant sa conviction politique supposée. Pas de trolls ni de personnes encartées, donc, l’objectif étant d’observer ce que Facebook et ses algorithmes allaient nous montrer spontanément de la campagne et non pas étudier des comportements militants en ligne. Nous avons donc ainsi créé un profil « Gilet jaune », un « Insoumis », un « Rassemblement national », un « LREM », un « LR » et un « PS-Générations ». Chacun de ces profils fictifs était confié à un étudiant ou une étudiante journaliste de Sciences Po. Leur mission était de « faire vivre » et d’observer ce qui arrivait sur son profil d’actus ou dans ses suggestions de mise en relation. Une des conditions posées était que les étudiants ne soient pas trop « proactifs » dans leurs démarches sur le réseau, pour se laisser au contraire happer par la machine. Pour avoir une vision de ce que les profils voyaient passer sur leur fil, les étudiants devaient, chaque jour, répertorier les dix premiers posts qui s’affichaient sur leur fil d’actualité, en préciser la source, si un contenu y était associé, etc. Un travail de fourmi, méticuleux et un peu rébarbatif, dans lequel se sont plongés nos enquêteurs. Au bout de trois mois, le constat s’est avéré sans appel : aucun des six profils n’avait vu passer les mêmes publications. Pas un seul contenu commun aux six comptes ! Quelques messages ont bien été vus par deux ou trois de nos six infiltrés, mais l’immense majorité, plus de 1960 posts, n’était apparue que sur un seul de nos faux comptes, confirmant l’intuition que chacun de nos profils se trouvait dans une bulle isolante. En quelques semaines à peine, les algorithmes de Facebook avaient donc construit autour de nos profils six réalités parallèles, souvent alternatives, voire contradictoires avec les autres. Chacun de nos infiltrés vivait donc dans un silo informationnel quasi hermétique, mais il n’en avait pas conscience. Pour nous, une première évidence était en train de s’imposer : Facebook nous enferme dans des sphères sociales et informationnelles qui correspondent, peu ou prou, à notre inclination socioculturelle et idéologique, épousant notre vision du monde et la majeure partie de nos préjugés. Le danger, c’est que nous n’avons aucune raison de nous en méfier a priori. Le réseau joue sur l’une des principales failles de l’esprit humain : combien d’effort et de recul sont nécessaires pour parvenir à se détourner de ce que nous avons envie de croire13 ! ».

Cette expérience est fructueuse et forme un premier socle précieux. A partir de là, il faudrait poursuivre les investigations. Que se passe-t-il, par exemple, si on met en place un profil double, conjuguant deux tendances incompatibles ? Cela suffit-il à perdre l’algorithme ? Est-ce que liker des posts avec lesquels on est en désaccord total rétablit une plus grande ouverture ? En un mot, comment contrer l’enfermement ? La grande difficulté provient du fait que la teneur des algorithmes est complètement opaque. Les applications les tiennent secrets et en gardent jalousement l’exclusivité, considérant qu’ils constituent la part principale de leur valeur économique. L’algorithme est donc une boîte noire, dont on ne peut cerner le fonctionnement que par tâtonnements, en mode essai/erreur. C’est ce mode que devraient adopter des travaux de recherche approfondis pour apprendre à mieux se défendre de la servitude à l’algorithme. Par ailleurs, des travaux rigoureux doivent être menés pour mesurer l’emprise réelle de cet enfermement : fait-il vraiment changer les opinions et comment, quels en sont les effets montrables et mesurables sur les individus, leurs choix et leurs comportements ? De simples présuppositions ne suffisent pas. L’outillage scientifique permet aujourd’hui de mener des expériences empiriques conduisant à une validité par la preuve. On le voit, pour fourbir les armes afin de progresser dans l’autodéfense et le self-control informationnel, la nécessité d’une recherche pointue s’impose tout de suite.

D’un autre point de vue, ne serait-ce pas faire œuvre de service public que d’obliger les plateformes et applications à implanter une fonction permettant de désactiver à volonté les algorithmes de recommandation ? Voire à ce que la désactivation soit implantée par défaut, comme le recommande le rapport Bronner ? Ce qui, naturellement, serait aussi une forme de combat – contre la toute-puissance des plateformes.

Enfermement social et informationnel

Pour montrer à quel point cette bulle informationnelle isole en déformant le réel, Thomas Huchon et Jean-Bernard Schmidt mobilisent un épisode très représentatif.

« Le 15 avril 2019, en fin d’après-midi, la cathédrale Notre-Dame de Paris est en flammes. Immédiatement, les caméras des chaînes d’information se braquent sur l’Ile de la Cité, rapidement rejointes par celles des médias étrangers. L’événement prend une ampleur mondiale, l’émotion est immense. Sur les profils de nos infiltrés, les algorithmes commencent à orienter la lecture de cette actualité, construisant une réalité différente pour chacun d’entre eux. Ainsi, sur le fil Facebook du profil LR, on pleure le sort des chrétiens et de leurs églises. Sur le profil LREM, on accuse rapidement les Gilets jaunes d’être responsables de l’incendie. Sur les profils Gilets jaunes, on voit au contraire la main de Macron qui cherche à détourner l’opinion du mouvement. Sur le profil Rassemblement National, on accuse les musulmans ou l’on dénonce un acte terroriste. Sur le profil Insoumis, on critique les milliardaires qui débloquent des fonds pour sauver la cathédrale alors qu’ils refusent de payer leurs impôts et pratiquent l’évasion fiscale. Finalement, seul le profil PS-Générations reste assez étranger à ce qui se passe. Cet épisode, très chargé émotionnellement, va ainsi montrer en temps réel la mécanique implacable de l’enfermement social et informationnel dans lequel nous pousse Facebook. Les choix initiaux et personnels de nos infiltrés ont systématiquement été amplifiés. Leur logique est assez simple : nous mettre uniquement en relation avec des gens qui nous ressemblent et, finalement, qui pensent comme nous, ne nous montrer que ce que nous avons envie de voir, laissant toute contradiction de côté, et surtout, utiliser ce qui nous fait réagir, ce qui nous émeut et nous met en colère comme carburant de notre engagement, aux dépens de toute tentative de réflexion et de nuance. Voilà comment, sous nos yeux, six jeunes Français et Françaises, qui ont le même âge et qui vivent dans la même ville, vont se voir proposer par Facebook six versions distinctes, contradictoires, d’une même réalité14 ».

L’effet pervers de cet enfermement est que, à ne voir que des avis qui convergent avec les nôtres, nous acquérons vite la conviction que tout le monde pense la même chose, voire même que l’on ne pense pas mais que les faits parlent d’eux-mêmes ! Si tout le monde le croit, c’est que c’est vrai, la vérité est là. Car à aucun moment la prévalence réelle des opinions ne nous est rapportée. Et s’il devient évident que tout le monde pense la même chose, pourquoi nos politiques, nos gouvernants, ne tiennent-ils aucun compte de cette opinion si largement partagée ? C’est donc que la démocratie est un leurre. C’est aussi que ces mêmes politiques et gouvernants servent d’autres intérêts que ceux du peuple ! CQFD – ce qu’il fallait démontrer. On a alors vite fait de basculer de l’exaspération à l’extrémisme, puis au complotisme. Rappelons que 29% des Français pensent que les élections françaises sont faussées (sondage Harris-Challenge réalisé en octobre 2021). Le pacte démocratique repose en effet largement sur une confiance partagée, dont la transparence et la fiabilité de l’information forment deux piliers fondamentaux : deux qualités qui sont justement mises en péril avec la prégnance des réseaux sociaux.

Voilà pourquoi comprendre le processus de production de l’information, apprendre à évaluer sa qualité ou sa véracité, savoir distinguer un fait d’une opinion est plus que jamais essentiel.

Pratiques d’accès à l’information selon l’âge

On pourrait croire que nos craintes sont exagérées car peu de gens en réalité s’informent sur les réseaux. C’est une grave erreur. Des études longitudinales permettent désormais de suivre pas à pas l’évolution des pratiques des Français. Les chiffres fournis par ces études montrent le recul toujours plus accru des médias traditionnels au profit du numérique, avec une montée en puissance des réseaux sociaux au détriment de la presse en ligne. Une partie de ces données sont reprises ici15.

Les habitudes d’accès à l’information, en termes d’appareils et de médias, s’appuient sur une segmentation de la population française en deux grands groupes : les jeunes (génération Z) et les plus de 35 ans. Le Baromètre Kantar Public Onepoint pour la Croix de 202216, montre, année après année, des écarts de comportement qui s’accentuent.

Globalement, l’ensemble des Français continue d’accéder prioritairement à l’information par la télévision (48%) et Internet (32%). Mais :
– les plus de 35 ans s’informent majoritairement via la télévision (55%, plus 2 points en un an) puis par Internet (20%, moins 3 points en un an) et la radio (16%) ;

– les proportions sont inversées chez les moins de 35 ans : d’abord Internet (66%, stable) en priorité avec le smartphone, puis la télévision (25%) ;

– pour les deux catégories, la presse écrite en version papier est très minoritaire (2% chez les moins de 35 ans, 7% chez leurs aînés).

En termes de sources d’information nativement numériques (la télévision et la radio traditionnelles ne sont pas considérées comme numériques même si leur diffusion s’effectue aujourd’hui via des signaux numériques),l’ensemble des Français s’informe d’abord via les réseaux sociaux (26%, + 6 points), puis par les sites internet ou les applications mobiles des titres de la presse écrite (21%, moins 8 points). C’est donc une véritable bascule à laquelle on assiste par rapport à l’année dernière où les sites et applications de la presse écrite demeuraient la première source d’information en France. Les sites et applications des chaînes TV et des stations radio se placent toujours, quant à eux, en 3ème position.

En ce qui concerne les réseaux sociaux et messageries utilisés pour accéder à l’information en France, le dernier Digital News Report de l’Institut Reuters17 nous apprend que Facebook règne toujours en maître chez les Français (toutes tranches d’âges confondues) parmi les réseaux sociaux ou messageries utilisés pour s’informer. Avec 39% d’utilisation dans ce cadre, la part de Facebook demeure stable par rapport à l’année précédente. YouTube confirme sa force en termes de source d’actualité et est le seul canal qui progresse en un an avec Instagram dans des proportions assez réduites toutefois (+1%). WhatsApp, après un effet de boost de la pandémie, décroche. Notons que TikTok et Snapchat ne sont pas pris en compte pour la France.

Ces résultats sont confirmés par l’étude Ipsos pour Cafeyn18 sur les pratiques informationnelles des Français, qui révèle que 41% de l’ensemble des Français s’informent d’une manière ou d’une autre via les réseaux sociaux. Chez les moins de 25 ans, la part atteint 62%. La rupture avec leurs ainés ne s’arrête pas là. Si 21% des Français s’informe via des sites de Streaming comme YouTube (pour les plus âgés) et Twitch (pour les plus jeunes), c’est près du double (40%) pour les moins de 25 ans. Enfin, les « pure players » de l’actualité digitale (Brut, Mediapart) réunissent seulement moins de 10% des Français.

Il en résulte qu’une éducation à l’information qui se contenterait de la presse écrite, ou même de la radio et de la télévision, serait en décalage total avec les pratiques des Français, et tout particulièrement des jeunes.

Recueil (recel ?) de données personnelles

Chaque internaute laisse traîner à son insu sur Internet un grand nombre d’informations personnelles : nom, âge, adresse, profession ou activité, revenus, achats, loisirs, lieux de villégiature, centres d’intérêt, sites consultés, historiques de navigation, mais aussi religion, passions, engagements, croyances, ou encore photos, enregistrements vocaux, taille et mensurations, dossiers médicaux. Toutes les opérations numériques que nous faisons sont tracées une à une, puis enregistrées, conservées durablement et exploitées. Qui ne s’est pas étonné quand un bien convoité, à propos duquel nous nous sommes renseignés sur un site, s’est vu proposé avec une remise quelques minutes seulement après notre consultation, et par un autre vendeur que celui de départ ? Et que dire lorsque nous en avons seulement parlé avec un proche lors d’une conversation intime, mais téléphone ouvert ?

Forts de ces données disponibles en masse, les spécialistes en psychométrie se targuent de déterminer les caractéristiques psychologiques des individus, notamment leurs connaissances, leurs traits de personnalité, leur langage, leur intelligence, leur mémoire, leurs tendances comportementales… L’un de ces spécialistes, Michal Kosinski, chercheur à l’Université de Stanford en Californie, s’est employé à tester la capacité d’un algorithme à cerner nos personnalités à partir de nos interactions sur les réseaux : nos likes, nos partages, nos commentaires… Le résultat est édifiant. « Il a comparé, d’un côté, les enseignements que l’algorithme tire de nos comptes Facebook, et de l’autre, ce que nos proches savent de nous. Le résultat est sans appel. En analysant 10 de nos likes sur Facebook, l’algorithme en sait plus sur nous que nos collègues. Avec 100 de nos likes, il en sait davantage que notre famille. Avec 230 likes, il en sait davantage que notre conjoint. Comment est-ce possible ? Kosinski est en fait parti du postulat que notre activité sur les réseaux sociaux reflète de nombreux aspects de notre personnalité. Il lui a suffi de combiner intelligemment certains critères pour créer des archétypes qui s’avèrent extrêmement proches de la réalité ».

L’exploitation des données personnelles qui est à l’œuvre dans le domaine commercial l’est aussi dans celui de la politique. Un message promotionnel de Cambridge Analytica, une société que nous serons amenés à revoir, explique sans ambiguïté sa méthode de travail : « Nous combinons géographie et démographie avec plus de 5000 points de données personnelles sur la politique nationale, les habitudes des consommateurs et les styles de vie, pour chaque électeur aux États-Unis. Ensuite, nous ajoutons une couche supplémentaire de données unique sur la personnalité, la prise de décision et la motivation. Cela crée une vue riche et détaillée des électeurs, et des sujets qui sont importants pour eux. Donc vous savez exactement qui viser, avec quel type de message. Nous appelons cela le micro-ciblage comportemental. Notre équipe de scientifiques de la donnée, d’experts psychologiques et de stratèges politiques peut vous montrer quels électeurs vous devez convaincre pour assurer votre victoire ».

Par conséquent, veiller à protéger ses données personnelles doit devenir une règle. Encore faut-il savoir comment faire.

Manipulation électorale

2016. Donald Trump est élu. Il a trois millions de suffrages de moins que sa concurrente Hillary Clinton. C’était déjà arrivé, mais pas avec un si grand déficit en nombre de voix. Un autre détail surprend : Trump remporte des districts électoraux traditionnellement démocrates, mais pas ceux habituellement susceptibles de basculer, les fameux « Swing States ». A la surprise générale, il s’est imposé en Pennsylvanie, dans le Michigan et le Wisconsin. Les analyses qui s’en sont suivies ont montré le rôle déterminant qu’a joué Cambridge Analytica, la société spécialisée dans le ciblage électoral déjà mentionnée au paragraphe précédent.

Les films publicitaires de Cambridge Analytica ne cachent rien de leur stratégie : « dans le monde politique d’aujourd’hui, où les campagnes deviennent plus chères et les élections sont remportées avec un petit, mais crucial, nombre de votes, mettre le bon message devant la bonne personne au bon moment est plus important que jamais ». Avec la complicité de Facebook, Cambridge Analytica a accédé aux données personnelles de nombreux utilisateurs américains du réseau social. On estime à 87 millions le nombre de comptes qui ont été ainsi « piratés » par les spécialistes de la data électorale.

« Les données personnelles Facebook associées à des informations mensongères savamment distillées sur le réseau ont constitué le cocktail qui a permis l’élection de Donald Trump. Grâce à toutes les données dont ils disposent sur l’électorat américain, les experts de Cambridge Analytica ont défini 32 types de personnalités, répartis sur l’ensemble du territoire. Ils vont désormais envoyer des milliers de messages individualisés, contenant des informations déformées ou carrément fausses, en ciblant tout particulièrement les personnes jugées les plus inquiètes. Pourquoi ? Ce sont les plus susceptibles d’être sensibles aux messages anxiogènes de Donald Trump. La firme a repéré nombre de ces profils dans trois états : le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie. Trois états qu’elle estime pouvoir faire basculer en faveur de Trump. Les trois états qui vont s’avérer décisifs. Reste une question : comment faire pour livrer ces infox aux fameux électeurs très ciblés ? A leur insu, bien sûr ! Et grâce à une fonctionnalité méconnue à l’époque : le « dark post ». Concrètement, un dark post est un message hyper- personnalisé et quasi invisible. Il n’est lisible que par la personne à laquelle il est destiné. Il reste donc dans « l’obscurité » pour les autres. Prenons un exemple. Grâce à Cambridge Analytica, la campagne de Trump a identifié un électeur favorable au port des armes à feu. De ce fait, elle va imaginer un message juste pour lui, une fake news ultra-personnalisée : « Sais-tu qu’Hillary Clinton veut te piquer ton flingue ? ». Et ce message, l’électeur va le recevoir dans son fil d’actualités Facebook, à un horaire précis, défini par ses habitudes et ses empreintes numériques. Personne d’autre que lui n’en aura de traces et il va disparaître quelques heures après qu’il l’aura vu. De quoi distiller les pires mensonges, de la façon la plus secrète possible : que rêver de mieux ? Cette offensive numérique de désinformation sur Facebook s’est concentrée lors des dernières semaines de la campagne, sur des électeurs et électrices chancelants. Le 8 novembre 2016, contre toute attente, le Wisconsin bascule en faveur de Trump avec 23000 voix de plus que Clinton, le Michigan avec 11000 et la Pennsylvanie avec 43000. En tout, ce sont donc 77000 suffrages dans ces trois États clés qui donnent la victoire à Trump, alors qu’il a trois millions de voix de retard sur l’ensemble du territoire. La stratégie Cambridge Analytica a porté ses fruits. En manipulant l’information à coups de mensonges, en la masquant pour ne la livrer, sans contradiction, qu’à ceux qu’elle pouvait influencer, cette société a clairement contribué à changer la donne aux États-Unis20 ».

Finalement, peut-être qu’en effet les élections sont faussées. Mais pas comme on le croit.

Fatigue et anxiété informationnelles

Guénaëlle Gault et David Medioni définissent ainsi la fatigue informationnelle : « Par fatigue informationnelle, il faut entendre cette impression d’être aveuglés par un nuage informationnel – théorisé par Edgard Morin dans les années 1980 – dans lequel il est impossible de savoir où se situent les informations importantes, à laquelle s’ajoute la sensation d’une boucle qui tourne en permanence et dans laquelle les informations se superposent sans aucune perspective, et la volonté parfois frénétique de partager ou de commenter les informations qui défilent21 ».

D’après Bruno Patino, les trois raisons de la fatigue informationnelle sont toujours les mêmes22 :
– la perte d’intérêt face au grand désordre des messages, si nombreux qu’il devient très difficile de suivre les événements ;
– le découragement face à un monde devenu si complexe que l’on pense qu’il faut être un expert pour y comprendre quelque chose ;
– le sentiment d’impuissance éprouvé face aux phénomènes dont parle l’information et auxquels nous pensons ne rien pouvoir changer.

« Cela ressemble à la loi des rendements décroissants que connaissent les étudiants en économie, que l’on explique souvent avec l’exemple de la mousse au chocolat : quand je mange de la mousse au chocolat, je suis de plus en plus satisfait à mesure que j’en mange, mais à partir d’une certaine quantité, je commence à être écœuré, et si je continue, je finirai par vomir. Dit de façon savante, l’utilité marginale d’un bien tend à décroître à partir d’un certain niveau de consommation23 ».

David Chavalarias va plus loin que le risque de simple fatigue. Il montre comment le biais de comparaison sociale peut conduire à la dépression. « Lorsque vous venez de vider le lave-vaisselle, votre quotidien vous apparaît bien fade en comparaison de celui de vos « amis » qui rient à gorge déployée en bonne compagnie ou se prélassent dans des coins paradisiaques sur votre fil d’actualité. Mais il est évident que ces moments ont justement été partagés parce qu’ils étaient extraordinaires. De même, on se vante rarement d’avoir grossi, mais on poste volontiers une photo mettant en avant les effets d’un régime. A voir tous ces ventres plats, on peut se sentir rapidement hors normes24 ».

Cet effet de comparaison sociale favorise donc le mal-être, en boucles qui se renforcent jusqu’à la dépression. S’y ajoute le biais de négativité, aux termes duquel un message positif glisse sur nous comme l’eau sur les plumes d’un canard, tandis qu’un message négatif nous interpelle, focalise notre attention et provoque forcément une réaction plus importante – vieux résidu du réflexe de survie qui nous rend plus vigilants aux dangers qu’aux bonheurs. Et combien de très jeunes filles qui recourent aujourd’hui à la chirurgie esthétique pour ressembler à des visages qui ne peuvent pas exister, tant ils sont retouchés, liftés et embellis par des filtres numériques ? Les effets nocifs sont dévastateurs, et on ne mesure pas encore pleinement les conséquences en termes de santé publique, ce qui nécessiterait sans doute des travaux de recherche approfondis. La dépendance aux réseaux sociaux est également un sujet qui doit devenir prioritaire.

Les prédateurs sont dans la poche de vos enfants

Sujet encore plus sensible, celui de l’atteinte à l’intégrité physique et mentale.

Depuis trois ans, des citoyens se liguent pour chasser les pédophiles. Ce sont des guerriers infiltrés. En créant de faux profils d’enfants mineurs sur les réseaux sociaux, ils attirent les prédateurs dans le strict respect de la procédure légale, car les autorités légales les ont d’abord qualifiés de hors-la-loi. Aujourd’hui, le collectif La Team Moore, créé en 2019 à la Réunion, compte plus de 50 membres actifs en France et dans 5 pays. Ils ont permis de monter plus d’une centaine de dossiers transmis aux forces de l’ordre et à la justice. Ils racontent leur expérience dans l’ouvrage Les prédateurs sont dans la poche de vos enfants25. Leur témoignage est terrifiant. En voici de courts extraits.

« Alicia n’existe pas, c’est une enfant virtuelle. Je l’ai conçue sur mesure tel un avatar, une illusion, un mirage, qui, pour ses interlocuteurs, est une jeune demoiselle bien réelle. Une blondinette de douze ans qui découvre les réseaux sociaux. […] Tout en créant cette enfant virtuelle, je me demande si mon plan va fonctionner. Combien de temps faudra-t-il attendre ? Des jours, des semaines, des mois ? Ma « petite fille imaginaire » n’est pas encore terminée. Je dois encore vérifier certains paramètres du compte. Elle est en ligne depuis seulement une trentaine de minutes quand un certain Jean vient l’aborder. De là, je comprends très vite qu’il ne vient pas uniquement pour une simple conversation autour de la météo ou pour une partie de Scrabble. Dans l’heure qui suit sa visite, un Américain, un Canadien, un Pakistanais viennent à leur tour demander Alicia en amie ! J’ai donc ma réponse. Juste une heure. Je n’en reviens pas. Alors c’est ainsi qu’est généré un profil mineur sur Facebook. Il est proposé en suggestion d’amis à des adultes26 ! ».

« Pierre-Luc me paraît de plus en plus dangereux dans ses paroles. Il dit textuellement à Alicia qu’il veut la kidnapper et lui faire des enfants. Je lui rappelle sans cesse les douze ans de mon avatar et les dix-sept années qui nous séparent. Mais ça ne le rebute pas. Au contraire, ma naïveté infantile le conforte. Durant des jours, à travers Alicia, je reçois de Pierre-Luc des cours d’éducation sexuelle plus formels et détaillés que dans le cursus scolaire. Évidemment, la théorie est illustrée avec son sexe en photo, des vidéos de lui se masturbant… Un concentré de porno obscène censé être destiné à une enfant27 ».

« Mais que se serait-il passé si Alicia était une vraie enfant ? La mieux placée pour en parler serait la véritable Alicia… En 2002, aux États-Unis, Alicia Kozakiewicz, alors âgée de treize ans, est contactée par un internaute se présentant comme un adolescent. La jeune fille est victime de grooming28 et le plan va durer plusieurs mois pour une parfaite mise en confiance… Après tout ce temps, l’adolescente accepte un rendez-vous physique sans se douter un seul instant du danger. Elle se fait kidnapper puis se retrouve enchaînée dans un sous-sol où elle est torturée et violée pendant plusieurs jours. Ces sévices, diffusés sur Internet, vont permettre au FBI de sauver l’enfant d’une mort certaine. En 2003, à l’âge de quatorze ans, Alicia Kozakiewicz lance le « Projet Alicia » pour sensibiliser les enfants dans les écoles aux dangers d’Internet. Ce sera le combat de sa vie. En 2007, elle s’exprime devant le Congrès pour tenter de faire bouger les choses : « Protégez les enfants. Sauvez-nous des pédophiles, des pornographes, des monstres… Le croque-mitaine est bien réel, il vit sur Internet. Il vivait dans mon ordinateur et il vit désormais dans les vôtres. Pendant que vous êtes assis ici, il est à la maison avec vos enfants29 » ».

Cette dernière phrase est à rapprocher de l’un de nos verbatims recueillis en audition. M.R., professeur documentaliste certifiée depuis 8 ans en charge de l’EMI dans un collège à Lourches, nous confie : « Et en ce qui concerne la continuité avec le milieu familial et les parents, les parents disent : il se débrouille, il connaît mieux que moi, il sait. Les parents font confiance parce que leurs jeunes sont nés là-dedans, ce qui n’est pas leur cas ». Rappelons qu’en France, les députés ont adopté le 8 février 2018 une disposition fixant à 15 ans l’âge de la « majorité numérique », permettant de s’inscrire sans autorisation parentale sur les réseaux sociaux, et non 16 ans comme le prévoyait le gouvernement30. Cette mesure oblige donc les jeunes Français de 13 à 15 ans qui voudraient s’inscrire sur Facebook, Instagram, Snapchat, TikTok ou Twitter à avoir l’autorisation de leurs responsables légaux (parents ou tuteurs). En-dessous de 13 ans, la collecte de données est purement et simplement interdite, comme la Cnil le réclame depuis longtemps. Reste à savoir si cette mesure est réellement applicable et appliquée. Sachant que les réseaux sociaux eux-mêmes se dédouanent évidemment de toute responsabilité, en déclarant « Créer un compte avec de fausses informations constitue une infraction à nos conditions générales d’utilisation ». Pour contrer ce laxisme assumé des réseaux sociaux, l’Assemblée nationale a voté à une quasi-unanimité (82 voix contre 2), jeudi 2 mars 2023, l’obligation pour les réseaux sociaux comme TikTok ou Snapchat de vérifier l’accord des parents avant l’inscription des moins de 15 ans, l’un des maillons d’une série d’initiatives visant à encadrer les usages numériques des enfants. La proposition de loi était portée par Laurent Marcangeli, député Horizons de la 1re circonscription de Corse-du-Sud. Lors des débats, les députés se sont accordés sur la liste des risques face auxquels il fallait protéger les plus jeunes. Un consensus qui montre que les élus ont bien compris l’importance de la problématique et sont disposés à unir leurs forces pour y faire barrage.

En outre, des outils de contrôle parental existent, relayés par des sites performants tels que e-enfance.org31. Il ne s’agit donc ni d’un déficit d’information, ni d’une absence d’outils. Le problème vient d’un renoncement des familles – pas toutes bien sûr mais un certain nombre d’entre elles, et sans doute les plus perméables aux risques – qui «font confiance». C’est pourtant bien le contrôle d’adultes qui devrait faire rempart aux agresseurs de tout poil. Et aussi l’éducation des jeunes eux-mêmes. Le site e-enfance.org ne s’y trompe d’ailleurs pas, puisqu’il dit dès sa première page à propos du contrôle parental : « C’est un outil très utile. Mais qui ne remplace pas l’encadrement et l’éducation aux usages numériques ».

Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin dans la description de l’horreur pour comprendre la gravité des faits : les témoignages rassemblés dans l’ouvrage Les prédateurs sont dans la poche de vos enfants sont accablants. Ils viennent acter le caractère délictueux, voire criminel, du risque potentiellement encouru par nos enfants sur les réseaux sociaux. D’où la nécessité absolue de s’en prémunir.


36 Propositions EMI SommaireLettre d’engagement de Violette SpilleboutAvant-propos de Sylvie MervielIntroductionPourquoi ?Quoi ?Qui ?Où et Quand ?Comment ?Combien ?ConclusionSynthèse des 36 propositionsGlossaireLa Mission Flash

10 avril 2023